Correspondance d’Orient, 1830-1831/038

Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 230-241).

LETTRE XXXVIII.

THÉRAPIA ET BUYUK-DÉRÉ. — MŒURS GRECQUES DU BOSPHORE.

À M. M……
Thérapia, septembre 1830.

Les médecins m’ont conseillé, comme vous savez, de venir respirer l’air pur de Thérapia ; j’espère que le village de la Guérison me portera bonheur, car je me sens déjà assez de forces pour vous écrire. Je gémis quand je songe à tant de jours que j’ai perdus depuis notre arrivée à Constantinople. Durant un mois entier, tandis que vous même vous n’avez cessé d’étudier les monumens et les nations de Stamboul, moi, pauvre malade, je suis resté enfermé dans notre auberge de Péra, et mon inutile jeunesse ne vous a épargne aucune fatigue. Je n’ai pu qu’entrevoir la capitale musulmane, et je ne sais rien de ces grandes choses qui déjà vous sont familières. Puisque la ville des sultans m’a ainsi échappé, je vous parlerai du village que j’habite ; je vous dirai les mœurs grecques de Thérapia et de Buyuk-Déré ; je vous raconterai mes promenades sur les rivages voisins ; ce sont des promenades de convalescent, et je ne vais jamais bien loin. Seul ici, au milieu d’un peuple étranger, je n’ai personne à qui confier mes impressions et mes pensées : c’est un besoin pour moi de vous écrire, et si vous voulez que le soleil de Stamboul ne soit plus triste pour moi, si vous voulez que je retrouve la santé, songez à moi sur votre colline de Péra, envoyez-moi de vos lettres, et que le caïque du Bosphore qui va vous porter ma tendre amitié et mes tristesses revienne vers cette rive avec des consolations.

Je suis logé dans une maison grecque, construite en bois comme la plupart des maisons de Thérapia. La chambre que j’occupe est fort étroite, et n’a ni chaise, ni sopha, ni rien de ce qui peut ressembler à des meubles. Deux planches appuyées sur deux bancs supportent un vieux matelas recouvert d’un drap de toile ; c’est là mon lit, le seul meuble de mon appartement. À défaut de table, j’écris sur le devant de ma fenêtre ; aux heures du repas, on m’apporte un petit tabouret rond pour m’éviter l’embarras de manger sur mes genoux. Vous croyez peut-être que je suis en face de quelque charmant paysage qui me fait oublier ce que ma demeure a de trop incommode. Point du tout ; je n’ai point le spectacle du Bosphore, je ne vois de ma fenêtre que des maisons brunes et aussi humbles que la mienne ; des causeries monotones derrière un châssis grillé, des voix de petits enfans, un aveugle qui passe en chantant sa longue complainte grecque, les cris des vendeurs de la rue, voilà tout ce que j’entends. Vous, voyez que ma demeure n’a rien, qui puisse faire envie ; mais c’est là le seul gîte que j’ai trouvé à Thérapià ; d’ailleurs je suis aussi bien ici que dans notre boutique de Koumkalé ou sous les chênes de la Troade.

Si mon logement n’a rien d’agréable, j’ai en dédommagement des hôtes qui ont pour moi presque de l’amitié. La maîtresse de la maison est une veuve d’environ cinquante ans, d’une figure douce, d’une bonté prévenante : comme toutes les femmes grecques, elle a une bonne dose de superstition ; le nom de la Panagia se mêle à toutes ses paroles ; elle donne son obole à tous, les quêteurs de monastères, baisé religieusement la main de tous les papas qu’elle rencontre. Une pieuse image ou la robe d’un caloyer sont les seules, choses qu’elle aime à contempler, et je suis bien, sûr qu’il ne lui est jamais arrivé d’arrêter ses regards sur les beaux paysages du Bosphore ; mais, je me reproche presque de vous avoir parlé de son esprit superstitieux, car elle a pour moi des soins touchans et ma santé l’occupe sans cesse. Quand la pauvre femme me voit triste, elle s’assied, à mes côtés, me serre affectueusement la main, me dit parfois comme Thétis à son fils Achille : τεκνον, τι κλαιεὶς ; Mon fils, pourquoi pleurez-vous ? Sa fille, de dix-huit ou vingt ans, a eu long-temps la fièvre comme, moi. Les amulettes, les ex-voto, les prières des papas, l’eau merveilleuse de quelques fontaines du Bosphore, rien ne pouvait guérir la jeune Maria. Le jour de mon arrivée à Thérapia, je lui ai fait prendre du sulfate de kinin, dont j’ai toujours ma provision, et ce remède lui a coupé la fièvre. Le même jour, sa mère avait allumé à la chapelle grecque un nouveau cierge devant l’image de la Panagia, et vous pensez bien que c’est la Vierge et non point le kinin qui a eu les honneurs de la guérison.

La petite cité de Thérapia n’est guère habitée que par des Grecs ou des Arméniens. Les Turcs y sont en très petit nombre ; mais la présence de ces familles musulmanes ne laisse pas que d’être pour les chrétiens un sujet d’ennui. Dernièrement, deux Osmanlis, ivres à moitié, se sont emparés d’un Grec qui cheminait tranquillement dans la rue, et voulaient, sans autre forme, de procès lui faire donner la bastonnade. Le pauvre raya aurait infailliblement reçu quelques douzaines de coups de bâton, si l’ambassade française, dont on est venu implorer l’appui, n’eût aussitôt demandé sa mise en liberté. Ce n’est pas seulement la beauté du paysage où la salubrité de l’air qui attire sur cette rive les Grecs et les Arméniens ; ce qui leur sourit surtout, c’est la vue de ces pavillons francs qui flottent autour de leurs demeures comme pour les protéger ; l’ombre de ces bannières leur semble bien plus douce que l’ombre des bois, ils viennent s’y asseoir avec joie, et ce paisible abri leur fait parfois oublier la servitude.

Les habitans de Thérapia vivent pour la plupart dans l’aisance. Parmi les Grecs de ce rivage, plusieurs, dit-on, mettent leur bonheur ou leur orgueil dans des souvenirs généalogiques. On rencontre ici sous l’humble robe de raya, des Commènes et des Paléologues ; ils portent des kalpâks, et leurs pères ont porté des couronnes. Cette préoccupation d’une ancienne gloire et d’une domination qui n’est plus, est peu propre à guérir leur maux ou à les consoler de leur état présent. D’ailleurs, toutes ces généalogies sont fort douteuses, et les enfans de la Grèce feraient bien mieux de s’occuper de travaux Utiles que de caresser de vaines ombres qui ne peuvent rien pour eux. Avant la révolution des Hellènes, quand la Valachie et la Moldavie avaient pour les Grecs des emplois et des dignités, il pouvait être permis de produire alors certains titres de noblesse, quelque incertains qu’ils fussent, et les illustrations de Thérapia fournirent quelquefois des hospodars. Mais depuis que les Grecs ont perdu les trônes de Valachie et de Moldavie, aujourd’hui surtout qu’on va chercher en Allemagne des princes pour gouverner la Morée, que deviendront, dites-moi, tous ces Paléologues et ces Commènes ?

Vous avez vu Thérapia, et vous ne demandez pas qu’on vous en donne une description. Vous connaissez les collines boisées qui dominent le village, son port, qui est un des meilleurs du Bosphore, sa mosquée où le Sultan vient prier. Vendredi dernier, je me suis trouvé sur les pas du grand-seigneur lorsqu’il se rendait à la mosquée. Le sultan portait un manteau et une veste écarlates, un pantalon blanc et des bottes franques avec des éperons ; il était coiffé d’un fesse rouge surmonté d’un long gland ; son visage est fortement coloré, sa barbe est noire et courte, ses traits ont de la noblesse et de la douceur ; quelques diamans brillaient sur la tête et sur la croupe de son coursier ; on remarquait à côté de lui son secrétaire et deux de ses courtisans ; des esclaves du sérail menaient devant le sultan six chevaux de selle magnifiquement harnachés ; huit pages ou itch-oglans marchaient à pied avec des cassolettes ; une haie de soldats bordait le chemin. On a présenté à sa hautesse quelques placets ; Mahmoud laissait à peine tomber ses regards sur cette multitude qui l’entourait, et la multitude elle-même, courbée en sa présence, n’osait contempler la face de son maître. Le souverain et le peuple sont ici comme deux personnes qui auraient quelques raisons pour ne pas se reconnaître en public.

Bientôt nous avons entendu dans la mosquée des voix traînantes qui murmuraient quelques versets du Coran. Pendant que l’ombre de Dieu faisait son namaz, une scène étrange se passait à peu de distance de la mosquée. Une troupe de femmes et d’enfans se débattait dans les eaux du Bosphore ; la foule était grande au bord du canal, je n’ai pu m’en approcher et j’ai seulement entendu les gémissemens des victimes. Ces femmes et ces enfans appartenaient à un petit village grec des environs dont on a doublé le karatch ; ils étaient venus présenter une pétition au grand-seigneur et n’avaient pu parvenir jusqu’à lui. Les soldats avaient repoussé ces pauvres gens dans la mer, de peur sans doute que le sultan ne vînt à savoir qu’il y a des malheureux dans son Empire. Au moment où Mahmoud sortait de la mosquée, j’ai vu que les femmes et les enfans avaient été retirés des eaux, et que des tchiaoux les chassaient devant eux à coup de bâton ; il est probable que le sultan aura tout ignoré ; mais si de pareilles atrocités peuvent se commettre impunément à deux pas du souverain, que doit-il donc se passer dans les terres éloignées ? Ici, comme ailleurs, il y a de bonnes, gens qui croient que les changemens et les révolutions mènent la justice à leur suite ; ces bonnes gens se présentent avec confiance pour réclamer ce qu’on leur a promis, et vous voyez ce qui leur arrive.

Le sultan a un kiosque sur la côte de Thérapia ; il s’y arrête quelquefois pour se reposer après une course, et quand il va du kiosque de Thérapia à ses autres pavillons de la rive asiatique, il monte son bateau à vapeur dont la nouveauté l’enchante jusqu’à lui faire oublier ses élégantes felouques. Le grand-seigneur se fait suivre quelquefois de sa musique ; la plupart des airs qu’elle joue sont italiens ; j’ai ouï dire que la musique impériale fait chaque jour de nouveaux progrès ; c’est jusqu’à présent ce qu’il y a de plus avancé dans la réforme ottomane. Sa hautesse se promet pour l’hiver prochain de nouveaux plaisirs empruntés aux usages d’Europe ; elle ira à la chasse comme nos princes d’Occident. J’ai vu à Thérapia les chiens de chasse qu’on élève pour le sultan Mahmoud ; ces chiens sont couverts d’une étoffe écarlate, et si on coîffait leur tête d’un tarbouch, on pourrait les prendre pour de jeunes itch-oglans.

Buyuk-Déré (le grand vallon) n’a rien de beau que la vallée qui lui donne son nom ; la cité moitié grecque, moitié arménienne, né reçoit guère de mouvement que des ambassades européennes qui ont sur cess bords leurs palais d’été. Les maisons de Buyuk-Déré, mieux construites et plus élégantes que celles de Thérapia forment, le long de la mer, un grand quai qui le soir se couvre de promeneurs de tous les costumes. La rade de Buyuk-Déré, appelée autrefois le Golfe profond, offre aux navires une station sûre, et commode ; elle est abritée contre les vents du nord par des montagnes qui sont comme les derniers escarpemens de la chaîne de l’Hémus ; une frégate russe s’y trouve mouillée en ce moment.

Vous avez parcouru, comme moi, ce qu’on appelle le grand vallon, lieu charmant qui réunit sous ses ombrages les Francs, les Turcs, les Grecs, et les Arméniens. En entrant dans la belle vallée, du côté de l’Orient, vous avez traversé une prairie arrosée par un ruisseau bordé de saules. Au milieu de ce vaste gazon, s’élèvent les vieux platanes, qui portent le nom de Godefroi-de-Bouillon. Ces arbres, groupés ensemble, au nombre de huit, ont des troncs énormes, dont les cavités suffiraient pour servir de cabane aux pâtres ou de cellules aux derviches. La première fois que nous visitâmes cette vallée, deux escadrons de cavalerie y étaient campés. Les officiers nous présentèrent le café, et ce qui nous offrait un rapprochement singulier, c’était de voir des Osmanlis nous faire ainsi les honneurs de l’arbre de Godefroi. Ces platanes, qui sont là comme un souvenir du passage de nos armées ou comme une ruine appartenant aux âges glorieux, étendent leurs ombres sur des générations qui vivent dans l’ignorance des temps passés. Le Musulman ou l’Arménien qui fume silencieusement son chibouk sous ces platanes, ne se doute point que le grand vallon fut autrefois couvert de nos tentes et de nos bannières. Naguère, quand, nous parcourions, les rivages d’Abydos, nous aimions à nous représenter par la pensée le jour où l’armée de Xerxès, chantant des hymnes au soleil, traversa l’Hellespont sur un chemin qui soumettait les flots rebelles. Il est ici un spectacle bien plus intéressant pour nous, pour vous surtout qui êtes l’HérocIote de cette autre histoire. Figurons-nous l’armée chrétienne, nos princes, nos chevaliers, la foule des pèlerins, traversant le Bosphore pour aller prendre possession de cette terre d’Asie qu’ils regardaient déjà comme leur conquête. Un autre dieu que le soleil présidait au passage de cette nouvelle armée, c’était un Dieu que Xerxès ne connaissait point, un dieu qui avait eu un sépulcre, mais dont la mort avait répandu des ombres sur ce même soleil qu’adorait le grand Roi.

Au fond de la vallée de Buyuk-Déré, se trouvent des jardins qui fournissent abondamment des fruits et des légumes. Rien n’est plus agréable et plus varié que cette ceinture de montagnes qui entourent le vallon de trois côtés. Ces collines, qui méritent encore comme autrefois le nom de Kalos-Agros (beaux champs), présentent tantôt de longs tapis de vignes, déployant avec majesté leurs pampres verts, tantôt des châtaigniers aux larges feuilles, des noyers, des ormes, des charmes et des chênes-verts du milieu desquels s’élance parfois le peuplier semblable à un long minaret. On montre sur les hauteurs de Buyuk-Déré, près d’un kiosque appartenant à l’internonce d’Autriche, quelques restes d’un temple de Vénus, car vous savez que Vénus avait jadis plusieurs sanctuaires sur les bords du Bosphore. Si la déesse des amours a perdu ses autels, elle n’a pas perdu pour cela ses adorateurs, elle est assurément la seule divinité des temps antiques dont le culte ici n’ait point dégénéré. Je rencontre quelquefois aux bords de la mer des groupes de filles grecques dont la beauté rappelle les grâces tant célébrées par les poètes anciens ; il faut assister à leurs danses, la nuit dans l’intérieur des maisons, le jour sur le gazon de la belle vallée ; à voir tant de charmes et d’éclat mêlé à tant de noblesse, on dirait les vierges du Pinde, se tenant par la main dans le temple d’Apollon ou dans les vallons sacrés, on dirait aussi une de ces théories qui se rendaient aux fêtes de Délos. Tandis que les nations et les royaumes se sont succédé, tandis que les religions, les mœurs, les lois se sont effacées sur le chemin des siècles, mille générations de jeunes filles ont conservé la Romaïka, la danse de Flore, de Cérès et de Pomone.

Cette population grecque, si insouciante et si joyeuse, était, il y a peu d’années encore, souvent troublée dans ses fêtes par la subite apparition des bostangis, des troupes de marine et des janissaires chargés de veiller sur elle. Combien de fois un soldat farouche est venu porter la terreur dans ces banquets, empoisonner les plaisirs innocens de la famille ! Le bruit du cimeterre, la voix menaçante d’un bostangis remplaçaient tout-à-coup les sons de la lyre, les refrains joyeux, et des têtes couronnées de fleurs sont quelquefois tombées sous le fer barbare. Hâtons-nous de dire que ces scènes de cruauté ne se renouvellent presque plus maintenant : les gardiens du Bosphore montrent moins d’inhumanité, et la terreur n’apparaît sur ces bords qu’à de rares intervalles. Ces joies suivies d’alarmes, ces fêtes qui se terminent par le deuil, ce perpétuel contraste de l’amour et de la mort caractérise surtout ce beau pays d’Orient, cette contrée où, comme dit Byron, « le myrte et le cyprès sont les emblèmes des actions de l’homme qui l’habite, où la rage du vautour et l’amour de la tourterelle font naître tantôt des histoires mélancoliques, tantôt des récits de crimes. »

P…