Correspondance d’Orient, 1830-1831/015

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LETTRE XV.

DÉPART DE SMYRNE, CÔTE DE MITHYLÈNE, ADRAMITTI, CYDONIE, BAIE D’ÉRISSO.

Á bord de l’Erminio, le 12 juillet 1830.

Nous nous sommes embarqués le 7 juillet, à neuf heures du soir, à bord d’un bâtiment ragusais appelé l’Erminio, qui faisait voile pour Constantinople. Á notre sortie de la rade, les rayons de la lune éclairaient les murailles blanches du château de Sandiak, et les deux cimes fraternelles du Corax. Quand le jour a paru, les îles de Vourla fuyaient derrière nous, et nous avions à notre gauche les côtes verdoyantes de Cara-Bornou. Le voyageur trouve toujours un nouveau plaisir à traverser ce golfe de Smyrne, dont chaque rivage offre un beau spectacle ou lui rappelle un souvenir.

Dans la journée du 8 juillet, à midi, l’Erminio s’avançait entre l’Ile de Méthelin ou l’ancienne Lesbos, et le golfe de Sanderlik redouté des navigateurs. Après avoir dépassé les montagnes qui enferment le port Olivier, nous avons été surpris par le calme : pas un souffle de vent, le bâtiment était immobile ; on eût dit que nous avions jeté l’ncre. Nous sommes restés ainsi pendant deux jours entiers ; nos marins s’affligeaient de ce contre-temps, et nous étions nous-mêmes fort contrariés d’être arrêtés dans notre route. Toutefois, rien n’était plus propre à consoler nos ennuis, que le beau spetacle que nous avions alors sous les yeux. Comme l’Erminio se trouvait arrêté au milieu du canal, nous voyions d’un côté la rive septentrionale de Méthelin, de l’autre, les chaînes de l’Ida qui s’étendent sur les rivages de l’Asie. Je n’ai point encore trouvé en Orient d’aspect plus pittoresque, plus enchanteur que la côte de Méthelin qui s’offrait à notre vue. Des bois de pins et de chênes couronnent la cime des montagnes ; au penchant des coteaux, jusqu’à la mer, on ne voit que des forêts d’oliviers, des terres couvertes de moissons, des vignes au pampre vert, des jardins plantés d’orangers et de myrthes. Des villages bien bâtis, des maisons élégantes et peintes en rouge, se montrent çà et là à travers les arbres touffus. La verdure de ces riantes campagnes a résisté aux feux de l’été, et les vents du nord qui soufflent pendant la saison brûlante, entretiennent dans les vallons et sur les coteaux la fraîcheur des ombrages et des fontaines. Au milieu de ces paysages si riches et si variés, on aperçoit la capitale de l’ile, avec son fort bâti sur un môle avancé qui sépare deux ports. Nous aurions bien voulu descendre à terre, et nous arrêter quelque temps dans cette espèce de paradis terrestre mais à chaque instant, il pouvait s’élever une brise favorable ; notre capitaine ne nous a point permis de quitter l’Erminio. Je ne perds point l’espérance de revoir un jour l’île de Méthelin, et de parcourir un pays ou chanta Sapho, où se perfectionna la lyre, où la musique et la poésie enfantèrent autrefois leurs prodiges. Nous, y perdrons sans doute une partie de nos illusions comme cela nous arrive toutes les fois que nous mettons le pied sur une terre consacrée par de poétiques souvenirs. Le temps et les Turcs ont dû apporter bien des changemens à l’antique Mythilène ; mais au milieu de ces paysages si frais, sous ces bosquets verdoyans, il nous sera doux encore de relire les vers qu’ils ont inspirés et de rêver aux concerts et aux fêtes de l’ancienne Lesbos.

Les côtes de l’Asie, qui nous apparaissaient dans le lointain, nous rappelaient plusieurs traditions intéressantes, de l’antiquité et des temps modernes. On sait que Virgile fait embarquer son héros au pays d’Antandros, situé au fond du golfe d’Adramitti.


Auguriis agimur divum classemque sub ipsa
Antandro, et Phrygiæ molimur montibus Idæ, etc.


C’est là que s’assemblèrent les restes d’Ilion, condamnés à chercher un asile dans des terre inconnues, et fuyant sans savoir où le sort allait les conduire. C’est la que le vénérable Anchise, lorsque le printemps venait de commencer, ordonna d’abandonner les voiles aux destins, et que le pieux Énée quitta en pleurant les ports et les rivages de la patrie, et les champs où furent Troie. Ce passage du troisième livre de l’Énéide m’avait toujours paru admirable. Vous pensez bien mon cher ami, que les vers du poète latin ne pouvaient rien perdre à être relus en présence du mont Ida et devant le golfe d’Adramitti.

La ville d’Adramitti, mentionnée par Strabon avait pris la place d’Antandros. Cette ville fut, dans l’antiquité, la rivale d’Assos et de Pergame, bâties dans son voisinage. Elle était encore florissante aux derniers temps de l’empire grec. Henri, successeur de Beaudoin au trône de Bysance, vint jusqu’à Adramitti, et remporta une victoire sur les Grecs et les Barbares, entre cette ville et le mont Ida. Vers la fin du treizième siècle Andronic choisit Adramitti pour y convoquer une espèce de concile dont l’objet était de terminer les querelles des Joséphites et des Arsenites. Après de longs, débats, il fut convenu que chaque parti écrirait sa doctrine sur un papier, et que les deux papiers seraient déposés sur un brasier allumé. La doctrine épargnée par le feu devait être regardée comme la vérité. Or, il arriva que l’une et l’autre doctrine succombèrent dans le brasier ardent. L’épreuve du feu condamnait les disciples de Joseph et d’Arsène. Mais chacun des partis n’en persista pas moins dans ses opinions. C’est au milieu de ces querelles que l’empire grec achevait de tomber ; et c’est alors que commencèrent toutes les ruines qui couvrent aujourd’hui l’Orient. On connaît à peine maintenant l’emplacement d’Adramitti. Les géographes marquent au fond du golfe un village auquel ils donnent le nom de l’ancienne cité.

À l’orient du golfe et non loin des petites îles Mosconichi, on trouve une ville grecque, l’objet naguères de l’attention des voyageurs, et maintenant couverte de misérables ruines. Cidonie, appelée Aivali par les Turcs, Comptait plus de vingt mille habitans, parmi lesquels on voyait à peine quelques osmanlis. L’agriculture fécondait son territoire ; le commerce et la navigation enrichissaient la cité ; elle avait un collège célèbre dans l’Archipel et sur les côtes de l’Asie-Mineure. Toutes ces prospérités et la ville elle-même ont péri en 1821. L’apparition d’une flotte, armée par les Hellènes, donna le signal de la guerre et de la destruction. Au milieu des combats livrés entre lés Turcs et les Grecs, la ville fut tout entière consumée par les flammes. Une grande partie de la population périt sous le fer, par le feu, ou dans les flots ; le reste fut dispersé ou vendu dans les marchés de Smyrne et des autres îles voisines. Dix ans se sont écoulés, et les ruines de Cidonie couvrent encore la terre. Un firman de la Porte a permis aux habitans fugitifs de rentrer dans leurs foyers déserts. Quelques-uns, dit-on, sont revenus ; on leur a rendu leurs terres et leurs oliviers qui ne se trouvaient point engagés aux mosquées. Nous avions sur l’Erminio un Grec de Smyrne, qui a passé dernièrement sur les ruines d’Aivali et qui avait vu cette ville dans son état florissant. Ses récits nous ont arraché des larmes. Rien n’est plus digne de compassion que les scènes tragiques qui accompagnèrent la destruction de la ville ; mais il y a peut-être quelque chose de plus douloureux dans le sort de ces exilés qui, revenant après une longue absence, ne retrouvent plus ni patrie, ni famille et cherchent vainement leurs tristes dieux pénates dans un amas de décombres.

Nous avions ainsi tout le loisir de nous livrer à nos souvenirs, et d’étudier ou de nous rappeler l’histoire des pays situés autour de nous. Enfin, le 11 juillet, à sept heures du soir, une légère brise s’est élevée et nous a poussés vers le cap Baba (l’ancien promontoire Lectos). L’Erminio se disposait a remonter le canal des Dardanelles, et nous espérions nous trouver le lendemain matin en face de Ténedos et devant la côte de Troie. Mais à peine avions-nous doublé le cap, que la tramontane s’est levée avec violence, et nous a entraînés vers l’île de Chio. Or, vous saurez que la tramontane est un vent du nord qui vient de la Mer Noire, et qui règne pendant les trois mois de l’été sur la Propontide et sur la mer Égée. Pendant toute la nuit, nous avons couru çà et là sous la tempête, et c’est avec beaucoup de peine que nous avons pu nous mettre à l’abri dans la rade d’Érisso, sur les côtes méridionales de l’île de Méthelin.

Ce coté, de l’île forme un triste contraste avec celui dont la vue nous avait charmés les jours précédens. On n’y voit que des précipices, des rochers nus, des montagnes sans, aucune végétation. Nous n’avions dans le port, où nous avait poussés l’orage, que le plaisir de la sécurité, et l’aspect du pays nous donnait à peine l’envie de descendre à terre. Cependant les provisions nous manquaient : il a bien fallu en chercher dans les villages voisins de la côte. À une lieue de la baie est un petit bourg, nommé Erisso ; quelques terres cultivées, quelques vignes, des oliviers et des figuiers, plantés çà et là, entourent le village, composé à peu près de deux cents maisons, et forment comme un oasis au milieu d’un désert montueux. Le jour même de notre arrivée dans la baie, nous nous sommes rendus au village d’Erisso. On nous a conduits chez l’aga du village, à qui nous avons demandé la permission d’acheter des vivres. Cet aga est borgne et boiteux, et je le crois, même privé de l’usage de la parole, car il ne nous a rien répondu. Il paraît que ce n’est pas lui qui fait les affaires. Notre aga, disaient les Turcs, n’agit ni ne parle, mais il y a des gens qui parlent et qui agissent pour lui. C’est en vain que nous avons cherché ceux qui agissent et qui parlent pour l’aga ; nous n’avons trouvé personne qui pût nous accorder ce que nous demandions. Les habitans ne peuvent vendre leurs denrées qu’au mutzelin de Castro et à ses sous-fermiers ; ce qui a fait que nous n’avons pu nous procurer, dans le village, que deux ou trois poules et quelques œufs.

Deux passagers de l’Erminio, en parcourant la campagne, ont rencontré une jeune femme, balançant un petit enfant aux branches d’un figuier. Cette femme a paru effrayée à leur aspect, et elle est rentrée dans une cabane, où ils l’ont suivie. Un panier avec des œufs et du pain noir, une cruche pour puiser de l’eau à la citerne, un petit paquet de hardes, voilà tout ce qu’ils ont vu sous le toit habité par la pauvre Lesbienne. Elle s’est jetée à leurs genoux, en leur répétant plusieurs fois : Capitano, capitano, Stamboul (Capitaine, capitaine, menez-moi à Constantinople). En revenant à bord, nos, passagers ont raconté ce qu’ils venaient de voir ; et leur récit a mis le feu dans toutes les imaginations. Il n’est pas un des habitans de l’Erminio, sans en excepter le capitaine, qui n’ait cru voir dans cette femme abandonnée une nouvelle Ariane qu’il aurait voulu consoler. Il est probable que cette aventure n’en restera pas là, et que j’aurai quelque chose de plus à vous dire avant que nous n’ayons quitté la baie d’Erisso.