Correspondance d’Orient, 1830-1831/011

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LETTRE XI.

SUITE DE LA DESCRIPTION DE SMYRNE.

Smyrne, le 24 juin 1830.

L’Imbat qui a coutume de ranimer cette rive par son haleine rafraîchissante, l’Imbat avait cessé de souffler pendant trois jours. Quoique notre logement soit situé au bord de la mer, il était devenu une véritable fournaise pendant le jour et même pendant la nuit. Pour comble de disgrâce, cette atmosphère de feu qui vous anéanti fait vivre une multitude d’insectes avec des ailes ou sans ailes, qui ne vous laissent aucun moment de repos. Tous ces insectes s’en prennent surtout aux étrangers et s’acharnent contre tous ceux qui débarquent comme si un mauvais génie avait préposé ces ignobles milices, ces milices invisibles à la garde des avenues de l’Orient. En proie à cette multitude d’ennemis, j’ai vingt fois essayé de poursuivre ma relation ; toujours la plume m’est tombée des mains. Peut-être même cette excessive ardeur du climat, et les incommodités qu’elle apporté avec elle, ont-elles contribué à rembrunir mes tableaux ! Triste condition du voyageur, dont les jugemens dépendent de la piqûre d’un insecte, et qui voit tout en noir ou couleur de rose selon que le vent souffle du nord ou du midi Mais enfin l’Imbat est revenu ; avec lui reviendront mes forces, ma bonne humeur et les couleurs impartiales de la vérité ; je reprends la plume, et je vais achever ma description de Smyrne.

Commençons d’abord par les Européens ; les mœurs des Francs de Smyrne méritent d’ailleurs une place à part dans mon tableau. Ils ne sont point gouvernés par les lois du pays ; ils ont des priviléges que les Turcs respectent ; la police n’a pas même le droit de faire chez eux des visites domiciliaires. Il n’est pas de pays au monde où les Européens jouissent de plus de liberté qu’en Turquie ; je n’en excepte pas m~me ceux qui appartiennent à des gouvernemens représentatifs. L’Europe civilisée pourrait reconnaître parmi les Francs de l’Ionie plusieurs de ses usages, quelquefois même ses modes, ses plaisirs et ses fêtes ; nous n’entendons parler que des bals qu’on a donnés l’ hiver dernier à Smyrne ; on y joue même la comédie. Il y à quelques mois qu’une représentation de la pièce intitulée l’Ours et le Pacha a fort diverti les habitans de la rue Franque. Toutes les opinions et même les travers qui agitent ou préoccupent notre Occident, ont passé les mers, et se retrouvent sur les bords du Mélès. Je reconnais ici des gens de tous les partis ; je revois en petit tout ce que j’avais vu en France. Nous avons devant notre porte un café qui a pour enseigne, à la Civilisation ; on m’a conduit dans un cazzino ou cabinet littéraire où sont reçues les principales feuilles dé l’Europe ; là des marchands, des voyageurs, des curieux, dés oisifs, s’occupent aussi de gouverner le monde, et de juger les rois et les peuples. Tout cela se fait sans que les Turcs y prennent garde ; peu leur importe qu’on soit libéral ou royaliste, absolutiste ou constitutionnel, qu’on défende l’ancien où le nouveau régime, la monarchie ou la république ; les opinions même les plus dangereuses ne leur portent pas le moindre ombrage ; il en est de certaines doctrines politiques comme de la ciguë qui n’empoisonne pas dans tous les pays.

Parmi les curiosités de cette ville musulmane, un voyageur européen ne peut oublier le journal intitulé : le Courrier de Smyrne. La nouvelle Lutèce, le Paris de l’Orient, devait jouir aussi des bienfaits de la presse périodique, et ce qu’il faut ajouter, c’est que le journal de Smyrne est au moins aussi bien rédigé que la, plupart de nos journaux de France et d’Angleterre. On y passe en revue tout ce qui se dit dans les tribunes des états représentatifs, tout ce qui se fait dans les cabinets ; on y parle surtout des événement de la Morée, et sauf quelques exagérations, le Courrier de Smyrne est le seul journal qui ait parlé de la Grèce régénérée comme l’histoire en parlera. Il a pour lecteurs les Francs qui parlent la langue française, la plupart des consuls et des agens diplomatiques du Levant ; Quant aux osmanlis, ce journaL est pour eux comme une lanterne sourde, qu’ont promènerait la nuit dans leur cité, ou comme un rayon de lumière qui passe à côté d’eux et qu’ils ne voient pas.

Je crois vous avoir dit que tous les cultes ont leurs temples à Smyrne, et que toutes les croyances s’y professent avec plus ou moins de publicité. Les catholiques y ont deux églises desservies par les capucins et les lazaristes ; les Arméniens en ont deux ; les Grecs trois ; les Juifs ont plusieurs synagogues ; comme toutes les opinions religieuses s’y trouvent ainsi en présence, on remarque dans les différentes sectes plus d’exaltation et de ferveur. Tel européen qui n’irait peut-être pas à la messe dans son pays n’oserait pas s’en dispenser à Smyrne, dans la crainte de passer pour un renégat. On peut faire ici une remarque pour tous les pays soumis aux Musulmans, c’est que la religion chrétienne et, ses cérémonies sont pour un étranger venu d’Europe, comme un véritable souvenir de la patrie. Ainsi toutes les préventions que la philosophie moderne a répandues contre le christianisme et ses ministres, n’ont jamais pu complètement s’accréditer en Turquie.

Je reviendrai sur les Francs avec lesquels j’ai naturellement plus de rapports ; mais pour juger, la physionomie de la cité, il faut surtout la chercher dans la diversité des sectes, entre lesquelles se partage la population. Je commencerai par les Juifs, quoique j’aie très-peu de chose à dire de ce peuple partout mystérieux et difficile à connaître, se tenant toujours à l’écart et vivant toujours isolé. Un étranger ne pénètre pas facilement dans les foyers ou dans la famille des enfans d’Israël ; hors de leurs synagogues que je n’ai pas vues, ils ne se montrent guères que dans les lieux où il se fait quelque trafic ; le premier soin des Hébreux, c’est de cacher leurs trésors ; le second, de cacher leur vie ; si vous ne pouvez les étudier aux bazars, et les saisir au passage dans la, rue, il ne vous restera qu’à les suivre dans leurs cimetières, où des emblèmes de leur profession, et de longues inscriptions gravées sur le marbre, annoncent quelquefois, ce qu’ils ont été et ce qu’ils ont fait dans ce monde.

Presque tous les Juifs de Smyrne sont pauvres ; la concurrence des Arméniens leur a ôté beaucoup de leur moyens d’industrie. La population arménienne s’accroît tous les, jours ; le quartier qu’elle habite, et qu’on appelle l’Arménie, passe pour être le plus opulent ; cette population se rapproche des Turcs pour le caractères, par la manière de vivre et les habitudes sociales. Les Arméniens, de même que les Juifs, n’ont jamais manié un fusil ; on ne les a jamais trouvés dans une sédition ; aussi l’autorité ottomane ne s’en occupe-t-elle que pour leur faire payer les impôts ; ils sont traités comme les animaux domestiques dans la ferme, et l’orgueilleux osmanlis, pour leur montrer son estime singulière, les place dans l’échelle des êtres animés à côté de l’âne et du chameau.

On a reproché aux enfans, de l’Arménie, comme à ceux d’Israël, de manquer souvent dé bonne foi dans les transactions commerciales, et de se livrer à toutes sortes de métiers peu honorables. Une pareille accusation doit surtout tomber sur la basse classe du peuple. Cette nation, en général, a la réputation d’être très-austère dans sa morale et dans ses pratiques de religion. Les Arméniens ont à Smyrne une école de théologie dont on m’a fait l’éloge : leur clergé ne manque pas d’instruction ; aussi la persécution contre les Arméniens catholiques s’est-elle moins fait sentir dans cette ville qu’à Stamboul.

Je vous ai fait connaître les Grecs de la Morée ; ceux de Smyrne ne leur ressemblent pas, et semblent nés plutôt pour la paix que pour la liberté. II n’est point de ville dans l’empire ottoman où les Grecs aient souffert plus de persécutions ; ils sont toujours, malgré cela, restés les mêmes. Ce sont toujours les Grecs de l’ancienne Ionie ; de toutes les sectes réunies à Smyrne, c’est celle qui a le plus de sympathie avec les Francs ; il ne leur manque que d’être moins superstitieux, et plus éclairés. Plusieurs de leurs papas n’ont jamais appris qu’à dire la messe et ne se font guère remarquer que par une crédulité puérile, et par de vaines austérités. Il s’est passé, il y a quelques jours, une scène tragique, d’après laquelle vous pourrez juger de l’instruction religieuse qu’on donne aux Grecs de cette ville. Un jeune Grec, élevé par un boucher turc, avait embrassé dans son enfance la religion musulmane ; après avoir passé quelque temps dans les îles de l’Archipel, il revint à Smyrne au mois d’avril dernier, et fut ramené à la foi evangélique. Son abjuration et son repentir devaient suffire : mais les papas lui persuadèrent qu’il n’y avait pour lui d’autre moyen de salut que de mourir de la main des Musulmans. D’après cette persuasion, et dans l’espoir d’obtenir la couronne du martyre, le jeune Grec se rend chez le boucher qui l’avait élevé, et le traite de la manière la plus outrageante : on se contente d’abord de le renvoyer ; mais il revient à la charge ; les voisins sont avertis par le bruit, ils entendent des blasphèmes contre leur prophète ; le peuple du quartier s’assemble ; le blasphémateur est conduit devant le mutzelin ; celui-ci l’interroge et le fait conduire eh prison, en disant qu’il est fou ou qu’il est ivre ; dans la prison, je jeune Grec poursuit ses outrages contre le Coran et ses disciples ; on le conduit de nouveau devant le mutzelin, qui fait appeler le cadi ; la populace turque demande sa tête, et, conformément à la loi musulmane, sa condamnation est prononcée. La sentence a été exécutée en présence d’une multitude immense de peuple. Cette malheureuse affaire a duré plusieurs jours, sans qu’il se soit présenté personne pour remettre l’esprit au jeune insensé, et lui imposer un silence qui n’aurait compromis ni sa vie ni sa foi. Un grand nombre de Grecs assistaient à l’exécution ; quelques-uns, bravant les gardes et la police turque, ont voulu recueillir le sang de la victime, ou se procurer quelques lambeaux de ses vêtemens. Le calendrier grec s’est trouvé avoir un saint de plus ; on a crié au martyre, tandis qu’on aurait dû crier à l’ignorance et à l’aveugle fanatisme. La conduite des papas dans cette circonstance est d’autant plus répréhensible, qu’une scène comme celle que je viens de décrire, peut compromettre l’exercice même de la religion grecque et la liberté de tous ceux qui la professent dans la ville de Smyrne.

Nous avons su les catastrophes sanglantes dont cette ville fut le théâtre, lorsque la révolution de la Grèce éclata ; depuis long-temps les haines fanatiques des Musulmans se sont beaucoup calmées ; mais une antipathie très-marquée subsiste encore entre les Grecs et les Turcs ; tout ce qui se fait dans les îles, et même en Morée, retentit dans la ville de Smyrne, qu’on pourrait appeler l’oreille ou l’écho de la Méditerranée et de d’Archipel. L’arrivée en cette ville d’un grand nombre de familles musulmanes chassées parles chrétiens, les relations continuelles des pays devenus libres avec les habitans de Smyrne, tiennent toujours en haleine les passions qui peuvent amener la persécution et le désordre. Les défiances réciproques accréditent chaque jour les rumeurs les plus sinistres ; du côté des osmanlis, on imagine sans cesse des complots dont on accuse les Grecs ; de leur côté, les Grecs parlent entr’eux d’exécutions nocturnes, et de cadavres trouvés chaque matin sur le rivage de la mer. Ce qui a beaucoup contribué à l’exaspération de ces derniers, c’est qu’un homme de leur nation, condamné pour crime de vol, a été exécuté à la porte d’une des églises grecques ; on avait choisi un jour de fête et le moment d’une cérémonie solennelle ; on croit que le consul russe a fait à ce sujet des plaintes au divan et que le divan, qui n’a plus rien à refuser à la Russie, a remplacé pour cela le pacha de Smyrne, qui vient d’être envoyé à Chio.

Je n’ai point encore assez étudie cette population composée de tant d’élémens divers, et qu’animent des passions si opposées ; mais, au premier aspect, on ne reconnaît ici que des sectes qui ont mille raisons pour se haïr, et pas une pour être d’accord et pour vivre ensemble ; je vois ici des Juifs, des Arméniens, des Grecs, des Turcs, des Francs, mais avec tout cela, comment fera-t-on jamais des citoyens, ou même des enfans de la cité ; comment se formera-t-il jamais ce que nous appelons une opinion publique sur une question ou sur un intérêt quelconque ? comment naitra-t-il jamais dans les esprits une idée ou un sentiment qui ressemble à l’amour de la patrie ? en un mot, ce n’est pas un peuple que j’ai sous les yeux, mais une caravane qui campe, une caravane rassemblée de contrées différentes, où tout le monde vit au jour le jour, où chacun a ses spéculations propres, qu’aucune loi générale ne guide, et qu’aucun lien commun ne réunit. Je ne vois ici qu’un pacha qui commande et des hommes qui lui obéissent tant bien que mal ; des gens qui lèvent des tributs, et des gens qui les paient. La crainte est le seul mobile de cette société singulière ; aussi ne peut-elle subsister sans une garnison qui la contienne la nuit et le jour ; aussi, l’ordre ne peut-il s’y maintenir que par une police armée d’un glaive qu’on ne met jamais dans le fourreau !

J’ai souvent vu passer cette police, et j’avoue que la première fois que je l’ai rencontrée, elle m’a fait quelque peur. C’est une bande de cent cinquante ou deux cents hommes, venus de tous les pays, armés de piques, de pistolets, de fusils, diversement vêtus, assemblés confusément, et courant plutôt qu’ils ne marchent. Ce sont des gens qu’on trouve tantôt parmi les brigands, tantôt parmi ceux qu’on emploie à réprimer le brigandage. Peu leur importe d’être la terreur des bons ou des méchans, qu’ils troublent la société ou qu’ils la défendent, pourvu qu’ils en vivent ! Le chef de cette troupe est sur pied le jour et la nuit ; lorsqu’on l’attend d’un côté, il paraît de l’autre, ou plutôt il est partout à la fois ; il se montre souvent armé d’un énorme bâton, et lorsqu’il élève en l’air le signe ou l’instrument de sa justice, tout le monde fuit ; vous devez croire que ce que nous appelons la légalité ne l’arrête pas dans ses expéditions ; il est lui-même la loi, la loi vivante, la loi qui voit et qui écoute, qui avertit et qui frappe. Lorsqu’il s’agit d’une arrestation, il n’en cède pas volontiers l’honneur à d’autres ; il en est de même de ses jugemens qu’il exécute quelquefois sur place et même avant de les avoir rendus. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il a gagné de la popularité à ce métier-là, tant on estime ici tous ceux qui se rendent redoutables par quelque côté.

Cette police est chargée de surveiller et de punir toutes les infractions au Coran, les actions contraires aux bonnes mœurs, la fraude dans les marchés ; malheur à ceux qu’on trouve vendant à faux poids, à fausse mesure, crime irrémissible en Turquie ; malheur à ceux qu’elle rencontre à des heures indues dans des lieux suspects ! Elle est chargée aussi d’arrêter tous ceux qu’elle surprend la nuit, marchant sans lanterne ; elle n’épargne pas surtout les rayats qui portent dans leurs vétemens des couleurs réservées aux osmanlis. Enfin rien n’échappe à cette police vigilante ; elle mériterait d’être citée pour modèle, si le chef qui la dirige ne fermait pas les yeux sur certains désordres. Il y a des abus qu’il respecte, volontiers et pour cela, il suffit qu’il y trouve un certain avantage. Il faut remarquer que chez les Turcs les emplois sont mal payés. Si les abus ne venaient à leur secours, il n’est point de chef de police, point de chef de justice, point de chef d’administration qui ne mourut de faim ; par une réciprocité naturelle, les abus les font vivre, et ils laissent vivre les abus ; aussi n’est-il point de pays ou les abus soient plus fortement enracinés qu’en Turquie.

Pour juger l’importance de cette police militaire dont je viens de parler, il faudrait la voir agir dans des temps de trouble et de sédition. Si un grand désordre s’élevait dans la cité, si les paysans des environs descendaient de leurs montagnes, et que le fanatisme les poussât au meurtre des chrétiens, à quelque révolte contre un pacha, je ne doute pas, que la plupart de ces sentinelles des lois, et de ces gardiens de l’ordre public, ne s’associassent aux fureurs de la multitude,et ne coupassent eux-mêmes les tètes qu’ils sont chargés dé défendre.

SUITE
DE LA LETTRE XI.

Smyrne, le 25 juin 1830.

Pendant mon séjour à Smyrne, j’ai fait quelques visites à des Turcs ; je respecte les antiquités ; les souvenirs des temps anciens me charment ; mais ma pensée se porte volontiers sur le monde tel qu’il est, et tel que nous le voyons. J’aime mieux voir en face un Tartare, un osmanli, que l’effigie d’Alexandre ou de César ; une simple conversation m’en apprend plus que les inscriptions tracées sur le marbre ou l’airain ; en un mot, les figures que je rencontre dans ce pays, sont pour moi comme des médailles vivantes que j’étudie avec prédilection.

On m’a conduit chez un Turc qui habite un kioske dans les jardins situés au nord de Smyrne ; nous sommes arrivés par un chemin bordé de haies et de fossés ; la retraite d’Osman Effendi consiste dans un enclos planté d’orangers et de toutes sortes d’arbres ; des rigoles, où arrive l’eau du Mêlès et placées dans toutes les directions, arrosent les plantes et les fleurs ; nous avons remarqué des peintures sur les murailles du jardin ; ce sont dès navires et des barques sans matelots et sans rameurs ; les seules figures que se permettent les peintres turcs, sont des oiseaux qu’ils représentent grossièrement sous un ciel d’un bleu foncé ; l’hôte de ce lieu agréable est venu au-devant de nous, et nous a reçus avec une politesse que je ne m’attendais pas à trouver dans un osmanli ; il ne s’est pas borné à nous offrir du café ; l’eau-de-vie de mastic a été de la cérémonie ; Osman Effendi est allé ensuite cueillir des fleurs et des plantes odoriférantes qu’il a offertes à chacun de nous ; la conversation s’est engagée moitié par signes, moitié à l’aide de quelques mots italiens, car nous n’avions point d’interprète. Notre Turc est de ceux qui n’observent pas rigoureusement les préceptes du Coran, au moins pour ce qui regarde le fruit de la vigne ; l’antipathie des chrétiens et des musulmans ne lui paraissait qu’une mauvaise querelle entre des gens qui boivent du vin et des gens qui boivent de l’eau. Il visite souvent les officiers des bâtimens de guerre européens qui viennent à Smyrne, et lorsqu’il se rend à bord d’un vaisseau, il sacrifie largement à Bacchus.

Lorsque nous avons quitté Osman Effendi, il nous a fait promettre de retourner, chez lui le lendemain, et nous avons tenu parole. À notre arrivée, il est sorti de son kioske, portant un enfant dans chaque bras et nous disant dans sa langue, Voici mon fils, voici ma fille. C’était une manière toute, naturelle d’entrer avec nous en conversation sur sa famille ; pour nous parler de ses enfans, il nous les montrait, il nous aurait volontiers montré sa femme et son esclave qui sont les deux seules compagnes de sa solitude, mais il nous a fait entendre qu’il n’avait pu les déterminer à sortir du harem. Je regrette beaucoup de n’avoir pas compris tout ce qu’il nous a dit sur ce chapitre.

Cette visite m’avait laissé dans une grande surprise ; j’ai parte d’Osman Effendi à plusieurs personnes ; on m’a répondu que j’avais vu un mauvais Turc, qu’il était l’agent du pacha de Candie, et que Soliman l’avait renvoyé de son service, parce qu’il passait pour un homme léger et menteur. Pourquoi faut-il que lorsqu’on arrive dans un pays, ce soit la corruption qui se montre d’abord ? Au reste vous serez peut-être bien aise de savoir ce que c’est qu’un mauvais Turc ; j’en ai vu d’autres dont je vous parlerai, et vous pourrez choisir dans la collection des originaux que vous allez recevoir par la poste.

En sortant du jardin d’Osman Effendi, j’ai été conduit chez un des ayans de la cité. Si ce n’est pas lui, m’a-t-on dit, qui gouverne là ville, il ne s’en faut pas de beaucoup ; il demeure dans la ville haute, séjour de la bonne compagnie des osmanlis. Sa maison, quoique bâtie en bois, annonce une certaine magnificence ; nous sommes entrés dans une grande salle, bien aérée, et de toutes parts ouverte aux rayons du jour. Un divan, recouvert d’étoffes de soie, s’étendait sur trois côtés de l’appartement. Dans un des coins était assis un vieillard d’une figure vénérable ; c’était l’ayan que nous venions visiter ; il nous a invités par un signe à venir prendre place auprès de lui. Quand la cérémonie du café a été terminée, nous avons échangé quelques complimens je lui ai fait dire par la personne qui me présentait, que j’étais charmé de voir un homme qui s’occupât des intérêts du peuple ; il m’a répondu en homme qui n’était pas bien pénétré du bien qu’il faisait. Allah nous ordonne, a-t-il dit, de faire aux hommes tout le bien qui dépend de nous ; or il est bon que vous sachiez que les ayans chez les Turcs sont des espèces d’officiers municipaux que la loi a institués, pour que les intérêts des communes ne soient pas sacrifiés aux intérêts du fisc ; rien n’est plus populaire que les lois turques, il ne manque à ces lois que l’exécution ; il arrive souvent que les institutions les plus libérales disparaissent devant un aga ou un mutzelin qui se dit l’ombre du sultan, comme le sultan se dit l’ombre de Dieu. Les ayans, chargés par la loi de veiller à l’intérêt des peuples, deviennent quelquefois les auxiliaires ou les instrumens d’un pacha dans la guerre qu’il fait aux personnes et aux propriétés. D’après ce qui m’a été dit, toute la gloire de l’honorable osmanli que nous avons visité, consisterait à être resté neutre entre le peuple et le fisc. Je lui ai fait plusieurs questions sur l’histoire de Smyrne ; e lui ai demandé quelles étaient les traditions conservées parmi les Turcs. Nous n’avons presque point de traditions, m’a-t-il répondu, parce qu’il arrive rarement qu’une famille aille plus loin que la troisième génération. La peste peut seule expliquer un pareil phénomène ; l’ayan, du reste, ne m’a rien appris sur Smyrne, cette ville si connue des voyageurs, et si peu connue de ceux qui l’habitent. Comme on parlait beaucoup de la prise d’Alger, notre conversation est tombée sur ce sujet ; les Turcs ne sont jamais pressés de croire ce qui leur déplaît ; l’ayan disait qu’il fallait attendre ; alors il nous est arrivé un de ses voisins qui est à Smyrne l’homme d’affaires du dey d’Alger ; celui-ci nous a dit que les Français avaient été repousses dans une première attaque ; il nous a débité cette nouvelle d’un ton solennel, puis il a repris sa pipe d’où s’est échappé un nuage de fumée qui nous a dérobé sa figure. Cette assurance me donnait quelque crainte ; avant de quitter la France, j’avais vu bien des gens qui pensaient comme l’homme d’affaires du dey d’Alger ; la défaite de l’armée française en cette occasion leur aurait fait autant de plaisir qu’elle en faisait aux Turcs ; nous n’avons pas tardé toutefois à être rassurés ; Alger n’est point encore au pouvoir des Français, mais rien ne paraît s’opposer au succès de leurs armes. Telles sont les nouvelles arrivées dans la rade.

Je me suis fait présenter chez le cadi de Smyrne ; c’est un des ulémas les plus instruits qui soient sortis de l’école de Solimahyë ; il a dans la mémoire une foule de maximes tirées des meilleurs auteurs ; il mêle à sa conversation beaucoup d’anecdotes et d’apologues orientaux qu’il cite pour soutenir ou pour exprimer ses opinions et ses sentimens. J’ai demandé au cadi s’il y avait une bibliothèque à Smyrne ; il m’a répondu qu’il y en avait une très ancienne et fort considérable, mais il ne la connaît pas. Il n’a pas le loisir de parcourir des manuscrits poudreux ; les quinze mois qu’il doit passer à Smyrne peuvent être employés, beaucoup plus utilement pour son avancement et pour sa fortune. J’avais entendu parler d’un jugement rendu autrefois par un cadi de cette ville. ; j’ai voulu savoir si ce qu’on m’ayant dit était vrai : voici le fait un pauvre homme plaidait pour une maison contre un homme riche et puissant ; à l’audience, il montra les pièces qui établissaient ses droits ; mais son adversaire fit paraître plusieurs témoins ; alors le cadi s’adressait à ce dernier, lui dit : Vous vous êtes bien mal conduit dans cette affaire, votre partie adverse manquait de témoins pour défendre sa cause, y et vous m’avez mis dans le cas d’en produire au moins cinq cents. Le cadi jeta en même temps un sac rempli de dollars que le plaideur lui avait donné pour le corrompre. Ce trait n’était pas inconnu au cadi de Smyrne. Il nous en a raconté d’autres que je ne vous répéterai point pour ne pas trop alonger mon récit. Ce magistrat musulman ne passe pas pour abuser de ses fonctions, mais ceux qui ont eu quelques affaires avec lui, pensent qu’il ne rejeterait pas des témoins qui seraient faits comme des dollars.

Des les premiers jours de mon arrivée, je voulais me faire présenter chez le mutzelin, ou gouverneur de la ville ; on m’a dit qu’il était envoyé à Chio ; j’aurais voulu au moins le voir partir ; on est venu m’avertir ce matin qu’il allait, s’embarquer ; je me suis hâté de me rendre au port ; mais en arrivant, j’ai vu s’éloigner le navire, qui emportait son excellence disgraciée. Deux ou trois coups de canon ont salué son départ ; deux ou trois coups de canon ont signalé en même temps l’arrivée et l’installation de son successeur. On ne met pas plus de formalités à changer le gouvernement d’une grande cité et d’une province musulmane. N’ayant pu voir la grandeur qui s’en va, j’ai fait comme les courtisans, j’ai voulu voir celle qui arrive. J’ai accompagné le consul de France qui allait complimenter le nouveau venu ; le mutzelin qui va gouverner Smyrne est un homme de soixante ans dont on vante beaucoup la prudence consommée ; pour obtenir le poste qu’il occupe, on dit qu’il a employé l’intermédiaire de la Russie et qu’il n’a pas nui à la déconsidération de son prédécesseur ; il a surtout promis de donner beaucoup d’argent à ses protecteurs et par conséquent d’en demander beaucoup aux habitans de Smyrne. Il faut avouer que pour les intrigues de cour on est aussi avancé dans le pays des Barbares que dans nos pays les plus civilisés. Un proverbe turc dit bien, il est vrai, que le flambeau de l’intrigue ne luit que jusqu’au lever du jour, mais on s’arrange pour que le jour ne se lève pas ou pour qu’il se lève le plus tard possible.

Toutes ces intrigues du sérail ont ce résultat malheureux qu’elles amènent de continuels changemens dans le gouvernement des provinces et des cités ; tous ces mutzelins, tous ces pachas qui se succèdent dans un pays et qui n’y viennent que pour faire fortune, ne peuvent que l’appauvrir et l’épuiser. Aussi le peuple ne se réjouit-il point à l’arrivée des nouveaux maitres qu’on lui donne, il prend patience avec les anciens, et, dans sa résignation, il dirait volontiers à ceux qui parlent de les changer comme le hérisson de la fable à ceux qui lui proposaient de chasser les mouches dont il était dévoré : Laissez-les, car si vous les chassez, il en viendra d’autres qui sont à jeun et que je serais obligés de nourrir des restes de mon sang.

II faut dire aussi que la place de gouverneur ou de mutzelin de Smyrne n’est pas aujourd’hui sans difficulté et sans péril pour celui qui l’occupe. Il a neuf ou dix ans qu’un mutzelin de cette ville fut étranglé pour s’être montré trop favorable aux Francs et aux chrétiens ; celui qui lui a succédé vient d’être envoyé à Chio pour avoir persécuté les Grecs et déplu aux Russes. Entre ces deux écueils, la ligne n’est pas aisée à suivre, et ce n’est pas un petit embarras que d’avoir à satisfaire tout à la fois les exigeances de la civilisation européenne et le fanatisme de la barbarie musulmane.

Le nouveau mutzelin nous a reçus avec toutes les démonstrations de la politesse. Dans sa conversation avec le ccmsul fraçais, il a affecté de parler persan ; c’est chez les Turcs la langue de la bonne compagnie comme la langue française en Europe. M. le baron de Nerciat, premier drogman du consulat français, qui parle très-bien la langue persane, a été notre interprète. La conversation n’a roulé que sur des choses générales ; j’ai demandé au pacha s’il ne ferait rien pour assainir la ville et pour en éloigner la peste ; cette question l’a fait sourire ; il m’a laissé entendre que d’autres soins l’occupaient, et j’ai pensé qu’il s’appliquait le sens de ces paroles : de minimis non curat prætor. Nous nous sommes néanmoins quittés fort bons amis, et il a promis au consul de faire tout ce qu’il pourrait pour mériter l’affection des Français.

En quittant le mutzelin, nous avons visité la caserne qui se trouve près de son palais. Le commandant turc nous a reçus dans son appartement et nous a conduits ensuite dans les chambrées ; il y règne une assez grande propreté ; partout sont des lits de camps et une espèce de matelas ou plutôt une couverture pour chaque soldat. La caserne a deux chapelles ou petites mosquées dans lesquelles nous avons vu des officiers et des soldats en prière. À notre départ, on nous a fait asseoir sur le vestibule de la porte d’entrée, et nous avons vu arriver, du fond de la cour la musique de la garnison ; elle se composait de huit tambours, de deux cors et de seize fifres ; elle avait à sa tête un tambour-major ; cette musique a joué des airs français en battant fortement la mesure avec les pieds ; on nous a dit que la musique du gouverneur était beaucoup mieux composée, et qu’elle jouait des airs de Rossini.

Les soldats de cette caserne s’exercent chaque jour à la tactique européenne, et paraissent avoir fait des progrès. Il nous arrive souvent de trouver à )a porte d’un corps-de garde des tacticos, qui nous présentent les armes, et qui nous prient, par signes, de leur donner, une leçon. Ces bons musulmans se sont persuadés qu’en Europe nous passons notre vie à faire l’exercice, que dans nos assemblées et nos académies on nous voit sans cessé manier le fusil avec la baïonnette, et qu’enfin nous sommes tous d’habiles tacticos.

J’ai fait plusieurs, autres visites chez les Turcs ; mais je ne vous en parlerai plus ; car les Turcs se ressemblent tous. Je voulais surtout connaître l’opinion des osmanlis sur les réformes du sultan Mahmoud ; quand je les interrogeais sur ce point, ils ne me répondaient pas plus que si je leur avais demandé des nouvelles de leurs filles et de leurs femmes. La politique est pour les Turcs comme les secrets du harem. On ne peut d’ailleurs les faire parler longuement sur quelque sujet que ce soit. Un osmanli ne répond guères que par monosyllabes. En voici, je crois, la raison : c’est qu’un Turc ne se soucie point d’être admiré pour ce qu’il dit : le plus vain des ulémas ne donnerait pas un poil de sa barbe pour être cité comme un homme d’esprit ; il n’a pas la moindre envie d’étaler son savoir ; de plus il n’est pas curieux, et fait peu de questions. La seule vanité que j’aie remarquée chez les Turcs, c’est de passer pour des hommes prudens ; raison de plus pour parler peu. Ils ne prennent pas même la peine d’adresser la parole à leurs esclaves, et ne leur donnent des ordres qu’en frappant des mains. Un Turc appartenant à la haute classe, est plus pu moins considéré, selon qu’il se refuse l’usage, de ses jambes, de ses bras, de sa voix et même de son esprit. Aussi, voit-on toujours dans la maison d’un homme riche une grande quantité de serviteurs. Lorsque vous arrivez, il faut traverser une haie d’esclaves et de valets ; lorsque vous sortez, il faut payer celui qui vous a donné la pipe, celui qui vous a servi le café et le sorbet, celui qui vous a présenté la serviette ; enfin tous ceux qui étaient présens pendant votre visite. Ainsi, le plaisir devoir un osmanli, couché sur son divan, entouré de ses esclaves, m’a coûté plus cher qu’une loge à l’Opéra. Je me suis aperçu à la fin que mes visites me ruinaient sans ajouter beaucoup à mes connaissances. Je m’en tiendrai là désormais pour les Turcs de Smyrne.

SUITE
DE LA LETTRE XI.

VISITES CHEZ LES FRANCS.

Smyrne, le 27 juin 1830.

Je vous ai dit que nos mode, nos bals, nos spectacles même étaient arrivés à Smyrne ; mais notre littérature et nos sciences n’y on pas encore paru. La rue Franque ne renferme peut-être pas deux bibliothèques. Les chefs-d’œuvre de l’ancienne Grèce sont inconnus à la plupart des Grecs ; et dans une ville où le divin Homère a obtenu des autels, on aurait quelque peine à trouver un exemplaire de l’Illiade et de l’Odyssée.

Rien n’est plus rare à Smyrne que les plaisirs de l’esprit et le charme d’une conversation spirituelle. C’est comme dans les khans dont je vous ai parlé où les voyageurs ne trouvent que ce qu’ils apportent avec eux. Toutefois, pendant mon séjour ici, je n’ai point manqué de gens éclairés, dont la société pût à la fois me distraire et m’instruire, et, dans les visites que je fais au quartier des Francs, je me délasse souvent de l’ennui qu m’ont donné les Turcs.

Parmi les personnes que je vois habituellement, je dois d’abord vous citer M. Fauvel, que les révolutions ont chassé d’Athènes, et qui s’est réfugié, avec tous les dieux de la Grèce, dans la capitale de l’Ionie. À la première visite que je lui ai faite, je l’ai trouvé assis devant un petit bureau dans un cabinet de cinq ou six pieds carrés ; deux chaises, une planche couverte de médailles, de fragment de marbre, deux tables, une pour écrire, l’autre couverte de cahiers et de notes éparses, quelques volumes, de Voltaire, le Voyage d’Anacharsis, Strabon, Pausanias, une traduction française de Thucydide ; deux petites malles, l’une tenant lieu de garde-robe, l’autre remplie de dessins de vues de la Grèce et des plans d’Athènes, voilà tout l’ameublement de l’ancien consul de France dans la ville de Minerve. Mais l’ornement le plus distingué de ce cabinet, et dont-il faut parler à part, c’est un bas-relief d’Athènes. Ce basas-relief, fait en cire, est d’autant plus précieux, que la guerre et tous ses fléaux ont bouleversé et anéantit la capitale de l’Attique, et qu’on peut la retrouver ici telle qu’elle était avant la révolution grecque. Si on a le projet de rebâtir ta ville, le plan de M. Fauve sera d’une grande utilité ; mais on ne s’occupe guères aujourd’hui de la vieille Athènes, de l’Athènes qui a été brûlée, encore moins de celle qu’on doit rebâtir. M.Fauvel a soigné les détails de son pian avec la plus scrupuleuse attention ; il se plaît à le montrer aux curieux ; il entre dans les moindres explications, il est là dans sa joie et dans sa gloire, et se croit encore à sa maison de la rue des Trépieds. Corneille fait dire à un Romain. :

Rome n’est plus dans Rome ; elle est toute où je suis.

M. Fauvel pourrait en dire autant d’Athènes et avec plus de vérité. Notre ancien consul n’aime pas les Grecs modernes, qu’il accuse de ne pas respecter, assez l’antiquité. Il me racontait à ce sujet une anecdote fort plaisante « Pendant qu’on bâtissait la nouvelle caserne de Smyme, le pacha commanda aux maçons, qui étaient Grecs, d’aller chercher des pierres parmi les ruines du château. Ces maçons se mirent d’abord à briser un portique qui était resté debout, et les colonnes de marbre furent mises en pièces. M. Fauvel, qui se trouvait là, demanda aux Grecs pourquoi ils brisaient ainsi les colonnes. « C’est, répondirent-ils, afin, que les morceaux soient assez petits pour qu’un âne puisse les porter. » L’ex-consul d’Athènes ne pouvait tolérer une pareille barbarie de la part des Grecs. Les Turcs, à la bonne heure, ils font leur métier ; mais les Grecs M. Fauvel a voué une espèce de culte à l’anfiquité ; il ne pardonne pas volontiers à ceux qui commettent sur ce point quelque hérésie ; il ne pardonne pas même à saint Paul d’avoir pris Cybèle pour Diane dans son Épitre aux Éphésiens. — Pendant son long séjour en Grèce, il avait recueilli une foule d’objets précieux qui lui ont été volés, et dont il n’a pu obtenir la restitution. Les amateurs, entre les mains desquels sont tombés ces trésors d’antiquités, s’obstinent à ne pas les rendre ; la justice du pays n’a pu les y contraindre. Il faut voir la colère de notre philosophe, lorsqu’il parle de ceux qui l’ont ainsi dépouillé du fruit de ses travaux, et de ses recherches ; il faut voir avec quelle chaleur il leur applique les anathêmes lancés par les dieux infernaux contre les ravisseurs sacrilèges.

Au reste, cette colère de M. Fauvel, est une colère toute poétique, et sa bonté naturelle n’en est point altérée. Rien n’est plus curieux que de l’entendre sans cesse déclamer contre les Grecs, et de voir auprès de lui de pauvres Grecs qu’il a sauvés du glaive des guerres civiles, et qu’il sauve aujourd’hui de la misère et de la faim.

M. Fauvel voit toutes les choses de ce monde des hauteurs de la philosophie ; on peut dire qu’il agit, et parle comme les anciens sages de la Grèce. On l’invitait à quitter Smyrnee pour retourner à Paris. Pourquoi, disait-il, ferais-je mille lieues pour aller me faire enterrer au Père-Lachaise, tandis que j’ai près de moi le mont Pagus ? — Un des traits distinctifs de son caractère, c’est une entière insouciance pour sa renommée. Quand on lui parle des Mémoires qu’il a publiés sur les antiquités de la Grèce, notre sage répond que ces mémoires sont perdus. Cet oubli de sa propre gloire lui a donné une véritable répugnance pour toute espèce de travail suivi, et le tædium calami est pour lui une maladie dont il ne guérira pas. Le monde savant connaît ses principales découvertes ; c’est à lui que nous devons la connaissance du tombeau de Thémistocle, de celui de l’amazone Antiope, des ruines de Marathon ; tout ce qu’il a découvert dans l’Attique et dans d’autres parties de la Grèce suffirait à la réputation de plusieurs voyageurs. Les uns jouissent de ses découvertes sans savoir à qui elles appartiennent ; les autres s’en attribuent l’honneur, et jamais M. Fauvel n’a réclamé. J’avais le projet d’écrire sous sa dictée la liste des monumens et des ruines qu’il a retrouvés, mais je n’en ai pas eu le temps, et lui ne s’en souciait guères ; de sorte que tout cela restera peut-être dans l’éternel oubli.

M. Fauvel est fort intéressant à entendre lorsqu’il parle de, lord Byron, qu’il a vu à Athènes ; rien n’est plus bizarre et plus singulier que la manière dont l’auteur de Don Juan vivait dans la ville que Mahomet II appelait la ville des philosophes. Il habitait, comme je vous l’ai déjà dit dans une de mes lettres, le couvent des Missions ou des Capucins ; il travaillait peu, et se livrait à toutes sortes d’excès. Le noble lord était tantôt de l’école de Platon, tantôt de l’école d’Épicure, et même de celle de Cratès. Des têtes de morts, toujours placées devant lui, ne l’avaient point guéri des petites vanités de ce monde ; il avait une grande prétention à la beauté, et comme il craignait de prendre trop d’embonpoint, il s’était mis à ne manger que de l’herbe et à ne boire, que de l’eau et du vinaigre ; ce régime l’affaiblit au point de ne plus pouvoir monter à cheval. Lord Byron ne pouvait pardonner à lord Elgin d’avoir spolié ou dégradé les monumens d’Athènes. Il avait fait, à ce sujet, une épigramme en vers latins qu’il remit à M. Fauvel. J’aurais bien voulu prendre copie d’une pièce aussi curieuse ; mais, M. Fauvel l’avait communiquée à quelqu’un qui l’a gardée : il n’a pu m’en donner que le sens. L’épigramme contenait deux distiques : Pendant que sa seigneurie enlevait les statues des dieux, on lui enleva sa femme. C’est Vénus qui a voulu venger ainsi l’outrage fait à Minerve. Les mots Scote miser, qui commencent l’épigramme, montrent combien il se mêlait d’âcreté et de fiel aux inspirations d’un si beau génie.

J’ai rencontré en Orient beaucoup d’autres personnes qui ont connu aussi lord Byron et qui m’en ont parlé ; ce que j’en ai appris a éveillé ma curiosité et m’a donné l’envie de connaître les ouvrages de ce grand poète, que je ne connaissais qu’imparfaitement ; je viens de lire quelques-uns de ses beaux poèmes sous le ciel qui les a inspirés, en présence de ce soleil et de cette mer qui animaient le génie du chantre d’Harold. Lord Byron est devenu pour moi un compagnon de voyage dont les récits poétiques m’intéressent, et je puis le compter au nombre des connaissances que j’ai faites en Orient.

Je vous ai déjà parlé du Courrier de Smyrne ; je vois très-souvent M. Blaque, son principal, rédacteur ; il est depuis long-temps dans ce pays, et le connaît parfaitement. Dans les premières conversations que j’ai eues avec lui mes questions ont principalement porté sur les réformes de Mahmoud. M. Blaque croit aux bonnes intentions du sultan ; il est persuadé que la politique des puissances alliées, dans leurs rapports avec la Grèce, a beaucoup nui aux progrès de la réforme parmi les osmanlis. Ce qu’on a fait pour la révolution grecque a retardé ou paralysé la révolution ottomane. La politique des cabinets a tout-à-fait sacrifié la nation turque à la nation grecque, tandis qu’on pouvait les aider toutes les deux à sortir de l’esclavage et de la barbarie. M. Blaque pense que la réforme est d’autant plus facile en Turquie, qu’on peut la faire sans s’écarter trop de la législation ancienne. Il n’y a point de pays au monde où les lois aient été plus méconnues et plus oubliées. Chez ce peuple, ce ne sont pas les lois qui sont barbares, mais les hommes chargés d’exécuter les lois. Voila pourquoi la Turquie est en général si peu connue dans notre Europe ; car les érudits qui ont parlé de ce pays, nous ont fait connaître la législation comme elle est écrite, mais non point dans son application journalière à la marche du gouvernement et des affaires. Vous connaissez à Paris la Turquie telle qu’elle est dans les livres : il faut venir ici pour la voir telle qu’elle est réellement.

Je mettais beaucoup de prix à savoir ce que pense M. Blaque de cette Grèce que nous venons de voir, et qui, de même que la Turquie, ne ressemble pas toujours à ce que les livres nous en disent. Son opinion sur la révolution grecque est tout à fait conforme à celle que je me suis faite sur les lieux. Il est beaucoup plus sévère que je ne le suis dans les jugemens qu’il porte sur le comte Capo-Distrias. La politique du président lui paraît étroite comme l’égoïsme qui en est la base, imprudente comme l’ambition qui en est le mobile, fausse et trompeuse comme la philosophie chimérique qu’il met dans les affaires. Les malheurs de la Grèce dans les derniers temps, ceux qui la menacent pour l’avenir, M.Blaque les attribue à l’administration de Capo-Distrias, aux lenteurs de la politique des cabinets et à l’esprit de discorde qui a de tout temps régné parmi les Grecs.

Après avoir parlé de la Grèce et de la Turquie, vous devez penser, que notre conversation revient souvent sur la France. Quoique nous n’ayons pas tout à fait la même manière de voir, nous nous entendons assez bien pour les questions principales. À la distance où nous sommes, il y a des choses qu’on voit mieux ; il en est dans ce cas des opinions opposées comme des deux lignes parallèles ou rayons visuels qui se rapprochent et se confondent dans l’éloignement. M. Blaque ne prend d’ailleurs des idées libérales que ce qu’elles ont d’applicable à une grande monarchie comme la France. Je juge par nos entretiens que les hommes raisonnables et modérés de tous les partis pourraient facilement s’entendre ; malheureusement, ces hommes raisonnables et modérés ont presque toujours derrière eux et autour d’eux des hommes qui ne leur ressemblent point, qui exagèrent toutes les opinions, qui les dénaturent au point d’en faire de véritables monstruosités avec lesquelles les partis se font peur les uns aux autres.

Ni l’un ni l’autre, nous ne voyons l’avenir en beau ; chacun de nous en parle dans les couleurs de son opinion, mais sans amertume. Je ne vous répéterai pas tout ce que nous avons dit, car vous ne manquez pas, à l’heure qu’il est, de prophètes qui vous annoncent de grande calamités. Nos prédictions ne seraient qu’une répétition de ce que vous lisez chaque matin dans cinquante journaux différens. Les révolutions pourraient bien d’ailleurs vous arriver avant ma lettre, car elles sont pressées, et comme l’Attila de Corneille, elles s’ennuient d’attendre. Qu’auriez-vous à faire alors de nos prophéties datées du mont Pagus et des rives du Mélès ?

Parmi les habitans de Smyrne dont je recherche la société, je me plais à vous rappeler M. Cramer, fils d’un ancien consul d’Autriche ; très-jeune encore, il parle toutes les langues modernes ; il écrit en français avec autant de correction que d’élégance, et possède aussi bien le grec ancien que nos hellénistes les plus distingués. Il s’occupe d’un grand ouvrage sur les inscriptions, qui sera plus complet que tout ce qu’on a fait jusqu’ici. Ses études et la facilité qu’il a de voir beaucoup de choses par lui-même, me font espérer qu’il répandra de véritables lumières sur les ruines et les monumens historiques de l’Orient. Je manquerais à la reconnaissance, si je ne vous parlais aussi de M. Dupré, consul de France à Smyrne. On ne peut accueillir avec une politesse plus hospitalière les voyageurs qui arrivent dans ce pays pour l’étudier. M. Dupré est un homme modeste, laborieux et rempli de savoir. Il m’a montré la relation d’un voyage qu’il a fait en Perse ; cette relation, qui n’a point été publiée, renferme beaucoup de faits curieux et de notions utiles à la géographie. Les Francs établis à Smyrne se plaisent à louer l’esprit d’équité que M. Dupré apporte dans l’administration de son consulat, et les Turcs reconnaissent la loyauté qu’il met dans ses rapports avec le gouvernement du pays.

Vous voyez qu’en arrivant à Smyrne, je ne suis pas tout-à-fait tombé dans un désert, et que j’ai trouvé dans le pays des Barbares, ce qui nous charme le plus dans nos pays civilisés, une conversation agréable, une société choisie. Il me semble parfois que je suis encore auprès de vous, parmi nos amis de la grande capitale, et, si cela continue, je dirai aussi que Smyrne est un nouveau Paris, le Paris de l’Orient