Correspondance d’Albert Sorel (1870-1871)/02
A Albert Eynaud.
Bordeaux, 14 février 1871.
... Les tristes perspectives que je te laissais entrevoir se sont malheureusement découvertes, et à la vérité, quand je t’exprimais à ce sujet quelques doutes, je n’en avais guère moi-même. Je pense que tu auras compris que, sur beaucoup de points, il fallait lire entre les lignes. Je crois avoir rendu pleinement justice à Gambetta et à tout ce qu’il a pu faire, à tout ce qu’on a pu faire surtout de bien en son nom. J’ai su de très bonne heure à quoi m’en tenir sur son compte et j’ai été à même, par une rencontre bien singulière, de connaître sa conduite à l’égard du gouvernement de Paris bien avant qu’aucun bruit n’en eût transpiré dans le public. Ce ne sera pas le souvenir le moins curieux de la curieuse campagne que je viens de faire. Mais je ne puis ici donner place à ces détails, tout rétrospectifs d’ailleurs. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à Tours il fallait obéir à cette dictature et la soutenir même : les efforts tentés et les résultats obtenus étaient relativement énormes, le temps pressait et si on critiquait avec bien de la raison, il ne se présentait personne pour faire quoi que ce soit. L’Assemblée n’eût rien fourni : celle qui vient de se réunir ne le prouvera que trop. Elle eût fait la paix, et la paix eût été prématurée. Il fallait lutter tant que la lutte était possible : on ne pouvait pas vaincre, mais on relevait l’honneur. Gambetta, « tyran de Tours, » n’est point ce que le font les journalistes. Comme tous les autres hommes de ce temps, il a rêvé de grandes choses, et, jeté au pouvoir, il a été au-dessous de ses rêves, il a été ballotté par cette mer confuse où gens et choses s’entre-choquent et s’usent et disparaissent grain par grain, misérablement. Il n’était ni méchant ni despote : mais il était le jouet des caprices d’un tempérament fougueux ; il appartenait à toutes les influences qui se succédaient autour de lui. C’est ce qui explique comment il a pu faire tant de choses opposées... Voilà où nous en étions à la fin de janvier. Quand la crise de Paris est arrivée, il y a eu ici quelque agitation. On avait formé des clubs et on y entendait chaque soir des Garibaldiens : anglais, slaves, espagnols, américains, tous agens de l’Internationale, quelques-uns fort habiles et résolus. Le mot d’ordre de ces gens, auxquels s’adjoignirent des délégués des villes du Midi (crème de la jactance méridionale, prêts à tout faire, sauf à se battre contre l’ennemi), se sont formés en comité avec ces deux mots d’ordre : Pas d’élections, le comité de Salut public. On a décidé qu’on en daignerait offrir la présidence à Gambetta. Il était tantôt une idole, tantôt un fantoche, suivant qu’il recevait ces messieurs ou qu’il ne les recevait pas. Enfin le dimanche, il y a dix jours, la manifestation annoncée a eu lieu : j’y étais, comme bien tu penses. Il y avait environ un millier de manifestans et quatre mille curieux. Un homme ivre a tiré un sabre, et près de deux mille personnes se sont mises en fuite. C’était un Anglais qui menait l’affaire avec un art de mise en scène et une haute charlatanerie que je n’ai pu m’empêcher d’admirer. On arrive devant la préfecture. L’Anglais monte à un balcon et harangue la foule. Gambetta caché derrière une fenêtre, en face, soulevant le rideau, tâchait de saisir quelques mots. Quelle injure et quelle misère ! Cependant les délégués, l’Anglais en tête, entrent dans le Palais : la conférence dure, la foule s’impatiente et demande son idole, assez tentée, sans le trop bien savoir, de la briser pour voir ce qu’il y avait dedans. Gambetta ne paraît pas. On ne répond rien, et la foule s’en va, comme la nuit tombait et que l’heure du dîner se faisait sentir. — La chose a avorté. — Le soir, on a ferme le club. Il y a ici peu d’agitateurs sérieux, et ils sont très poltrons. Il suffira de peu d’hommes résolus pour les mettre à la raison et faire respecter l’Assemblée. Mais les trouvera-t-on ? Je l’espère, sans en être bien sûr. Je ne puis savoir dans quelle mesure les manifestateurs s’entendaient, sinon avec Gambetta, du moins avec son mauvais génie, le policier... Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à la même heure il méditait une chose bien autrement grave et que, heureusement pour nous et pour lui, il n’a pas exécutée.
Tu connais le différend qui s’élevait entre Paris et Bordeaux à propos des élections. Il remontait très loin et il avait commencé il y a trois mois, lorsque, pour la première fois, il avait été question d’armistice et d’élections. Les exclusions, jointes au décret qui destituait des magistrats, mettaient le comble à la mesure. Paris entendait que les élections fussent absolument libres : les Bonaparte eux-mêmes étaient éligibles. On a envoyé Jules Simon pour faire exécuter le décret de Paris. Simon arrive : on lui refuse le Journal officiel, les journaux qui insèrent sa protestation sont saisis. Bref, dimanche, les choses en étaient à ce point de savoir si Gambetta ferait arrêter Simon ou Simon Gambetta. Gambetta avait la force : ses amis lui conseillaient un coup d’Etat pour la nuit du dimanche au lundi. Une liste d’une quarantaine de personnes, en tête desquelles se trouvait Thiers, avait été dressée : on devait les arrêter, les écrouer à Blaye, proclamer la guerre à outrance, rompre l’armistice et s’en aller au besoin à Lyon ou à Marseille. Gambetta a eu le bon sens de s’arrêter. Il a donné sa démission, et l’arrivée d’une grande partie du gouvernement de Paris a rétabli les choses. — Je passe une foule de détails, l’intervention humiliante, mais inévitable de Bismarck, la création d’un journal gambettiste qui élève le gambettisme à la hauteur d’une cinquième dynastie, les déclamations odieuses contre Paris, les accusations de trahison, tout le cortège des basses injures. Je ne tiens à insister que sur un seul point. Il est absolument faux que l’armistice ait compromis l’armée de l’Est. Elle était perdue auparavant et décidée à se jeter en Suisse où les mesures étaient déjà prises pour la recevoir. L’armistice et la dépêche envoyée à Bordeaux sont l’œuvre du général Beaufort d’Hautpoul que Jules Favre avait emmené avec lui. Pauvre Favre ! Je l’ai vu hier. Il était venu ici pour déposer ses pouvoirs entre les mains de l’Assemblée. Il était courbé et pâle, vieilli de dix années. « J’ai couvé Paris pendant cinq mois, » dit-il à Thiers en arrivant. J’ai pu saisir, trop rarement, quelques fragmens des rapports confidentiels qu’il adressait ici, soit à Gambetta, soit à Chaudordy. Ils étaient déchiffrés chez nous et il était impossible de les lire sans être ému. Je crois que rarement un homme politique s’est montré aussi complètement lui-même, honnête et sincère dans sa correspondance la plus secrète. Ces pages simples et élevées, profondément mélancoliques, seront l’honneur de sa vie, si jamais elles sont publiées.
Ils avaient une rude tâche à Paris. La population enivrée de son héroïsme (je tâcherai tout à l’heure d’en déterminer la valeur) était aussi peu disposée à céder qu’à combattre. Cependant il fallait capituler avant que les vivres fussent épuisés. Favre se rendit à Versailles. Quelques jours avant, rendant compte de l’état désespéré des choses, il écrivait : « L’homme qui se dévouera à cette lamentable tâche sera accusé de trahison, accablé d’injures, il y perdra sa popularité ; cependant il faut le faire, car autrement la ville se laissera prendre par la Commune, la révolution sera dans la rue, la famine viendra, des milliers périront et par-dessus tout on aura l’opprobre de l’occupation étrangère au milieu de la guerre civile. » — Ce qu’il envisageait ainsi, il l’a fait, seul, sans éclat, sans étalage aucun, se laissant attaquer et accuser. Aucun des outrages, aucune des amertumes qu’il prévoyait ne lui a été épargné. C’est un trait rare en ce temps-ci, et il est triste qu’il soit, qu’il doive rester ignoré aussi complètement. La pudeur se raffine avec la corruption. Nous en sommes à ce point qu’il faudra avoir aussi la pudeur des belles choses. Le peuple de Paris n’a point renommé J. Favre ; trois collèges seulement lui ont donné leurs voix. Parmi les honnêtes gens, bien qu’ils ignorassent absolument le fond des choses, la sympathie était générale pour lui : sa conduite dans les élections y suffisait. On peut dire qu’il a sauvé l’honneur de ses collègues : on l’a accueilli avec une grande émotion et des applaudissemens unanimes quand il est venu remettre le pouvoir.
Le suicide de Bourbaki a été encore un trait, hélas ! il faut le citer, du vieil honneur français. Il n’était qu’un soldat, mais un brave soldat. Jeté hors de Metz par un artifice de Bazaine, il fait tout au monde pour y rentrer. Ne le pouvant, il arrive à Tours avec son épée. On lui parle de l’armée de la Loire, il n’y croit pas et s’en va au Nord. On le rappelle ; cette fois l’armée de la Loire existait, il la voit. On lui en offre le commandement en chef, il refuse : « Donnez-moi deux divisions, » dit-il. — On lui donne deux corps. La défaite d’Orléans arrive, ces deux corps deviennent le noyau d’une armée chargée d’une expédition des plus difficiles. Bourbaki a fait des prodiges de courage : il aurait fallu du génie, il n’en avait pas, il le savait ; les moyens matériels faisaient défaut, tout lui manquait ; le désespoir l’a pris et il a voulu se tuer.
Les élections ont été faites sous les multiples influences de ces impressions : les échecs militaires, la capitulation de Paris, une réaction complète contre le gouvernement de la Défense, et surtout, — ce que je prévoyais depuis longtemps, — la confusion établie à dessein entre les partisans de la guerre à outrance et les démagogues. Les élections n’ont qu’un sens, mais elles l’ont de la manière la plus accentuée : la paix à outrance. Vingt-cinq collèges jusqu’ici ont nommé Thiers parce que Thiers dès le mois d’octobre a voulu la paix et qu’on le sait disposé à accepter des conditions même très rigoureuses. Les élections signifient encore : ordre quand même. Il ne faut pas y voir autre chose et cette Assemblée n’a pas d’autre direction. Thiers est sans conteste le maitre de la situation.
Les élections de Paris et le déplorable état mental de cette ville soulèvent une question qui préoccupe tout le monde ; elle est tranchée pour le moment : le gouvernement n’est pas possible à Paris sans armée, on est dehors et c’est un bien. On songe beaucoup à transférer la capitale, à faire un Washington. On se rappelle que pendant plus d’un siècle la capitale a été en dehors de cette grande ville et les expériences faites depuis ne sont pas rassurantes. Paris est au commerce et aux étrangers, la bourgeoisie y veut avant tout la paix, la canaille y veut le lucre et le plaisir, les influences politiques y sont mauvaises. Si la chose est possible il faut la faire et profiter de l’occasion qui est unique...
Il faut donc faire la paix, faute de quoi nous perdrions le prestige que nous avons reconquis. On la fera, ce n’est pas douteux. Pour continuer la guerre, il faudrait que la nation entière se levât : or si elle se laisse lever, laissée à elle-même, elle ne veut que la paix. Au jour où l’armistice a été annoncé, des bataillons de mobilisés se sont mis en rang pour retourner chez eux. Rien n’a pu les arrêter. Ce que je t’écris depuis trois mois que je suis au milieu de cette épouvantable décomposition de toutes choses, te montre à quel point le mal est profond. Les constitutions et les lois pourront tout au plus modifier les circonstances extérieures et disposer le milieu : c’est l’homme même qu’il faut réformer, et ces réformes-là ne sont point dans nos mains. Chacun n’y peut que pour lui-même et son entourage immédiat. Si chacun le faisait, le pays serait sauvé... Il y aura d’incalculables préjugés à combattre. Rien de fatal et de choquant que l’ignorance du public : on lui fait tout croire. Les hommes les plus haut placés même ne se font aucune idée des conditions matérielles d’une guerre et des mouvemens d’une armée. Il faudrait que tous les gens instruits eussent fait un cours sérieux de stratégie. Tu ne peux croire combien les études très étendues et consciencieuses (je dis étendues pour un amateur) que j’ai faites pour écrire la campagne de 1866 m’ont été utiles ; de combien de préjugés je me suis gardé, à combien d’erreurs j’ai échappé, et cependant, moi-même, j’ai cédé à l’illusion à certaines heures. Il faudra donc former des générations entières. Former des officiers est encore plus long. Le temps ! la nation saura-t-elle le prendre, aura-t-elle cette persévérance ? Et pourtant nous avons ce qui nous manquait, un but politique : au dehors les alliances, au dedans la réforme militaire ; en résumé et partout, intellectuellement, matériellement, moralement, militairement, la revanche. Avec cette unité, ce mot d’ordre, cette tension et cette aspiration générale, un pays qui un peu de vie et de cœur se relève...
15 février 1871.
On dit que Favre restera ministre ; je ne crois pas qu’il garde Chaudordy comme délégué : il me semble qu’il y a du froid entre eux, et cela tient à mille choses, justes et injustes, qu’il est trop long et inutile d’énumérer. Du reste, Chaudordy, après avoir été pour la défense à outrance et en assez bons termes avec Gambetta, siège à l’extrême droite. Il a été un agent d’action très remarquable, mais j’ignore absolument ce qu’il est au fond et sa valeur politique. Je ne souhaite pas pour Favre qu’il garde le portefeuille. Il n’est point homme d’Etat, encore moins diplomate. Le milieu en fusion de la Chambre ne lui va pas, les passions le ressaisiront et il redeviendrait homme de parti. Livré à lui-même, il a été grand, mais plutôt de cœur et de caractère que d’action : l’homme a prévalu sur le politique. Ce sera sa belle et grande page, il faudrait fermer là le livre. S’il peut rendre des services il le fera, mais l’œuvre sera gâtée.
La Chambre se divise, — au premier vol, — à peu près ainsi : 100 républicains, dont les deux tiers montagnards ; la vache à Gambon paît sur ces pentes chardonneuses. 150 légitimistes, divisés en légitimistes purs et fusionnistes. Le reste, centres de toutes les nuances, allant des républicains modérés et résignés, aux orléanistes d’Aumaliens, aux orléanistes avec le Comte de Paris, aux fusionnistes. Cette dernière nuance dominerait évidemment et prévaudrait, si tout le monde ne se demandait avec inquiétude comment faire accepter la chose au pays. Je ne crois pas qu’il y ait un homme raisonnable qui ne puisse comprendre cette combinaison et qui, un peu poussé, n’en reconnaisse les avantages, — la monarchie étant imposée, — mais les préjugés arrivent et c’est une barrière devant laquelle on s’arrêtera, entravé que l’on est d’ailleurs par toute sorte de petits calculs personnels. M. Thiers sera chef du pouvoir exécutif : il navigue entre toutes les eaux ; au fond, je crois qu’il désire prendre le pouvoir et le garder, être Président de République. On ferait donc une république, nuance Dufaure où les orléanistes domineraient. Cela ne contenterait personne. Les républicains seraient assez intelligens pour voir où on les mène. Les légitimistes, si la fusion ne se dessine pas, recommenceront leurs fautes et leurs sottises de 48-49, s’alliant au besoin avec tout le monde contre les orléanistes. Ceux-ci triompheraient, mais mollement, avec des forces négatives et ce serait le gouvernement d’expédiens, de la cote mal taillée que je redoute tant. Tu vois combien il est difficile de faire quelque chose et d’attendre quoi que ce soit de bon. Cependant le terrain n’a jamais été si bien déblayé, la situation n’a jamais été si nette, la politique si bien déterminée. Pour moi, je crois que le mieux serait de nommer un gouvernement anonyme chargé de traiter et d’organiser la paix. Cela durerait quelques mois pendant lesquels on aiderait le pays à se rasseoir et l’opinion à se prononcer. Alors il est probable qu’elle inclinerait fortement d’un sens ou de l’autre ; les monarchistes auraient pu s’entendre, la république modérée serait reconnue ou praticable, ou tout à fait impossible. À quoi bon proclamer demain une république, dont le pays ne veut pas ? Si on veut la fonder au contraire (œuvre bien laborieuse et scabreuse maintenant), il faut y habituer le pays. Dans tous les cas, attendre et reposer les esprits.
Je tiens de plusieurs députés que, contrairement à ce qu’on a dit, les élections ont été les plus libres qu’on ait eues depuis bien longtemps dans la majorité des départemens. Les préfets ont fait grand étalage de passion, mais ils n’avaient aucune influence, ils n’étaient écoutés que du groupe des démagogues de la préfecture et des villes : le reste ne les connaissait pas ou voulait les renverser.
7 mars.
... Je pars ce soir pour Paris. Je vais trouver la ville sinon en feu, du moins assez allumée. Nous ne pouvions manquer aux plus ignobles traditions de notre histoire et il fallait bien quelques émeutes pour conduire le deuil national. Je souhaite qu’on en finisse une bonne fois : l’immense drainage des Prussiens n’a pas suffi, il n’a emporté que les braves gens. Il faudra tôt ou tard un coup de force : le plus tôt sera le mieux. Le tout est de pouvoir compter sur les soldats et de laisser les gardes nationaux à la maison. Il faudra du même coup désarmer les gens et abolir l’institution.
Ici la Chambre se divise et s’use sur cette question du retour à Paris ou du moins d’un rapprochement — Versailles ou Fontainebleau. Les légitimistes sont enragés pour rester en province ; il se fait un parti provincial, décentralisateur, qui va jusqu’à vouloir déplacer la capitale définitivement. J’ai eu quelques velléités de ce côté, l’étude des faits me montre que la chose n’est pas praticable. Quand une rivière déborde et se perd dans les sables, ce n’est pas en voulant refouler le courant ou le détourner qu’on préviendra le désastre : il faut rectifier le cours, et, suivant le lit naturel, le ramener selon son propre développement. Décentraliser à ce point serait remonter au delà de Richelieu et dans un moment où, l’organisme périclitant, il faut un coup de fouet violent. L’esprit provincial nous manque, nous a toujours manqué ; des institutions provinciales habilement ménagées et graduées peuvent le réveiller peut-être : mais un système basé sur cet esprit serait une chimère. La Chambre s’use, je le répète, sur ces incidens...
Je rapporterai bien des expériences de ce séjour à Tours et à Bordeaux. Quel cours de pathologie, mon ami ! J’ai préparé un article qui sera vite écrit, car toutes les formes sont prêtes et les idées en ordre, sur la réforme militaire, — réforme sociale en même temps. Ce n’est qu’un coup de sonde, comme dirait Sainte-Beuve, mais je crois qu’il va au fond de l’abcès...
J’ai eu un peu de loisirs dans les derniers temps, j’en ai profité pour commencer un roman dont l’idée m’est venue à Tours, — roman de passion dans un cadre politique, — le roman des misères morales de l’Empire...
Versailles, 30 mars 1871.
Je t’écris aujourd’hui, mais je ne sais quand ma lettre partira. Je vais te donner à vol d’oiseau mes impressions depuis mon retour à Paris.
Ce que j’ai vu en arrivant a confirmé et dépassé toutes les observations entrevues d’abord, puis recueillies par moi à Bordeaux. Le siège a été un vaste trompe-l’œil. Les femmes ont eu tout le mal et les petits rentiers toute la souffrance. Les gens du monde ont formé de bonnes compagnies de marche, mais ils sont allés à la bataille comme on va au duel, pure affaire d’amour-propre, qui pouvait les mener à une mort honorable, mais nullement à une action militaire sérieuse. Quant au peuple souverain, il n’a rien fait que discourir, se griser, conspirer, paresser.
J’ai trouvé partout un amour-propre d’assiégé insupportable, mais ce n’est qu’un détail, dangereux surtout en ce sens que ces gens croient avoir sauvé l’honneur de la France et se proclament plus que jamais l’élite du premier peuple du monde.
Bref, loin d’avoir gagné au siège, Paris y a perdu. Les vices et les sottises ont grossi en se concentrant sur eux-mêmes. On n’a pas tardé à le voir. La ridicule affaire de l’enlèvement des canons t’est connue et tu en as appris les suites, comment la tentative pour les reprendre a échoué et comment le gouvernement a dû en toute hâte se replier sur Versailles. Ces émeutes ont un caractère tout particulier, bien nouveau et bien attristant. Voilà deux révolutions que je vois : le 4 septembre et le 19 mars, toutes deux accomplies par un beau temps, la population endimanchée se pressant sur les promenades, les cafés encombrés, Guignol poussant ses cris, et chacun courant voir passer le souverain. Ce sont des fêtes.
Ce serait terriblement burlesque si l’on n’assassinait pas et si au milieu de cette quiétude générale on n’était menacé d’une vraie guerre de sécession : il s’agit tout bonnement du morcellement de la France. J’imagine que tu lis les journaux anglais, le Times entre autres a donné d’excellens récits de toute cette piteuse inondation de boue ensanglantée. Je ne te conte donc pas les événemens, j’aime mieux prendre les choses où elles sont aujourd’hui et te les montrer comme je les vois.
Ce qui frappe le plus, et par-dessus tout, c’est l’antagonisme profond de Paris et de la Province. Il s’accuse en tout et partout. Il n’y a à mon sens d’autre trait d’union possible que les boulets. On a des canons. Aura-t-on des artilleurs ? C’est la question. Mais le fait est là. Ce n’est pas seulement un manque d’équilibre provenant d’une longue séparation : non, il y a antagonisme profond, on ne parle pas le même langage, on ne se comprend pas, on ne pense pas de même, on ne voit pas sous le même angle.
Paris se croit héroïque et régénéré. Il a chassé le tyran et veut donner de nouveau de grands exemples au monde qui le contemple. Il n’a pas été pris, mais vendu. Et cela, entends bien, ce ne sont pas seulement les Belvillais qui le disent et le croient, mais l’ensemble de la bourgeoisie, mais le monde de la finance, le commerce tout entier. Tout ce qui a porté un habit de garde national crie à la trahison de Trochu. Ceux qui pensent autrement le disent tout bas et entre eux seulement. Ce n’est rien encore : Paris veut être maître de lui-même ; les Belvillais veulent la Commune, les bourgeois le conseil municipal qui deviendra Commune le jour où la canaille le voudra. Paris veut se séparer de la France : la province ne l’a pas secouru, qu’elle reste chez elle, Paris farà da se, il aura sa charte municipale, les socialistes rêvent d’y établir leur Salente, les bourgeois d’y dormir en paix, commerçant à leur guise, sans armée bien entendu, et tous revêtus de l’héroïque oripeau du soldat citoyen. Le Comité de l’Hôtel de Ville veut désarmer les bons bataillons ; ceux qu’on appelle les bons bataillons voudraient désarmer les troupes du Comité, mais tout le monde au fond est garde national dans l’âme. Tous aussi veulent la République : là-dessus, il n’y a pas à s’entendre. La République est pour le bourgeois ce que la Commune est pour le voyou ; — il ne sait pas ce que c’est, mais c’est sa chose, c’est la chose surtout que la province ne veut pas, — et il la lui faut. Tout le monde est d’accord pour demander « Paris libre dans la France libre, » les conservateurs font un amendement et demandent « le quartier libre dans la ville libre, « voilà toute la différence. Pas de ruraux (ce sont les députés), pas d’armée, pas de roi surtout. Voilà où en est Paris, lassé d’ailleurs, absolument énervé, c’est-à-dire très impressionnable à la fois et très mou : voilà pourquoi les bourgeois ont laissé faire la Commune, pourquoi ils rient, se promènent, plaisantent à leur ordinaire, vont au café, au théâtre, au boulevard, chez les filles, laissant couler la tourbe, trouvant le spectacle drôle, boudant la province, se plaignant d’elle et ne faisant rien : l’inertie et la frivolité en un mot qui ont permis la Terreur, mais augmentées et généralisées et qui deviendraient fatales si les Belvillais ne partageaient la lâcheté générale. On verra des crimes isolés, parce qu’il y a trente mille bandits et repris de justice au pouvoir, mais ils sont bêtes, ils ne s’entendent pas et ils ne concevront rien de systématique. Ce ne sera pas une tragédie, on n’en fait plus depuis longtemps, pas même le mélodrame de la Terreur, quelque chose de plus misérable, une soirée d’Alcazar avec des promenades à la Morgue pendant les entr’actes. Les bourgeois ne feront rien. Les gens du monde et les journalistes, — qui se sont bien montrés au début, — ont tenté une démonstration. La fusillade, loin de les révolter, les a terrorisés. À l’heure qu’il est, Paris, furieux contre l’Assemblée, n’aidera nullement à la répression : tout ce qu’on peut attendre des bons quartiers, c’est qu’ils laissent faire. Quand les gardes nationaux se sont rencontrés, on a mis de part et d’autre la crosse en l’air aux cris de : « Vive la République ! » et l’on s’en est allé chacun chez soi. Qui sera le moins poltron ? On l’est également, mais il y a un côté plus canaille, et il l’emporte.
Les gens du Comité ne sont que des prête-noms. Derrière eux il y a les meneurs sérieux. Les premiers ne savent trop que faire de leur succès, mais ils prennent goût au pouvoir que les autres voudraient maintenant leur faire rendre. La discorde ne tardera guère à se mettre entre eux, mais il n’en faut pas espérer grand’chose, car ces gens auront beau se manger, l’espèce ne périra pas, ils ont pris la bonne recette pour ne jamais manquer de personnel, et il y aura toujours des niais et des gredins pour suivre les inconnus qui surgiront. C’est une couche sociale qui veut monter, déborder et se répandre. Ils ont leurs grands hommes inconnus et jusqu’à leurs poètes : c’est un monde où les idées creuses règnent, où les idées bêtes dominent, où le grotesque est original et le sale beau. Curieuses études pour l’avenir, spectacle ignoble pour le présent. Un véritable rêve de fou : la plus belle ville du monde et qui se prétend la plus intelligente, livrée en pâture à la sottise et au mauvais goût. Quelle misère !
Voyons la Province. C’est l’antipode. La Chine n’est pas plus loin de nous. On a admiré Paris jusqu’au fétichisme ; les bons départemens se sont modestement, humblement sacrifiés pour Paris. Quand le voile a été levé, la réaction s’est faite. On a vu que la défense était l’œuvre unique du génie militaire et que la population avait eu plus de résignation, plus d’amour-propre et d’entêtement surtout que d’héroïsme. On a reconnu qu’elle avait peu souffert en réalité, on a pensé alors aux campagnes dévastées, aux bestiaux enlevés, aux fermes brûlées, aux malheureux mobiles morts de froid, de misère et de maladie le long de tous les chemins, à la porte de toutes les ambulances. C’étaient des misères présentes et qui pesaient encore : l’occupation restait là pour les rappeler. Pour éviter à Paris la Honte d’un désarmement, on avait rendu possible une révolution, et cela au moment même où le travail reprenait partout, où ce peuple peu guerrier, mais d’une activité commerciale prodigieuse, faisait appel à toutes les ressources pour réparer ses désastres. Ç’a été un sentiment de rage contre ce Paris qui jetait la révolution sur les plaies encore vives, qui arrêtait les Prussiens et bouleversait toutes les espérances. La Province veut laisser Paris à lui-même. Il ne faut pas attendre un mouvement analogue à celui de juin 1848. Ou en a assez ; que les Parisiens s’égorgent, ‘on les laissera faire, ce sera leur châtiment et on restera chez soi. L’appel aux volontaires ne sera guère entendu, et il ne faut pas le souhaiter. On a jugé prudent de ne pas s’adresser aux gens du Midi. Le Nord ne nous enverrait que son écume, qui corromprait l’armée et servirait les calculs de l’émeute. Quant à l’Ouest, j’en parlerai tout à l’heure. Je reviens à l’esprit général : il s’est prononcé avec une énergie extrême, la Province ne veut pas de république, absolument comme Paris ne veut pas de monarchie. La question du déplacement de la capitale, déjà posée, écartée, par les esprits prudens, est résolue de fait et brusquement : Paris armé, Paris avec un Conseil municipal ne peut être capitale. La suppression complète de la garde nationale, l’administration aux mains du gouvernement, voilà les conditions nécessaires du retour à Paris.
Vois-tu les choses, et l’opposition est-elle assez radicale ? Il n’y qu’une solution, le canon, et je crois que c’est la seule à laquelle on pense. Mais on n’est pas prêt, il faut ne frapper qu’à coup sûr, et en attendant on doit laisser faire et temporiser. On masse les troupes, on les exerce, on les habille, elles reprennent bon air et bonne tenue, presque à vue d’œil, mais cela ne suffit pas. Elles ne sont pas solides, elles mettront la crosse en l’air, si elles approchent de l’ennemi et si on leur crie : « Vive l’armée ! » Il faut donc former un noyau très solide qui engagera l’action sur un coup d’éclat et enlèvera ensuite facilement l’armée. Le noyau, on le trouvera dans les gendarmes, les anciens sergens de ville enrégimentés, les marins,, d’anciens officiers sans troupes qui veulent former une garde d’élite, les volontaires bretons enfin qui vont former une petite armée. Les prisonniers reviennent, la Garde est en partie à Cherbourg. Les Prussiens ont modifié le traité et nous ont autorisés à avoir 100 000 hommes au Nord de la Loire. Ils seraient prêts à nous aider, il ne faudrait qu’un signe ; car ils en ont assez, et l’Internationale les inquiète ; puis ils convoitent toujours Paris et seraient trop heureux d’y entrer avec nous ou avec notre aveu. Ce serait un de ces secours que l’on subit et que l’on ne demande pas. M. Thiers a du reste tout en main. Il concentre tout dans sa tête. Réussira-t-il ? Il faut à coup sûr le laisser faire, il est le seul homme que nous ayons, et s’il échoue, il sera assez tôt de tomber dans le gâchis qui s’ensuivra. À quoi bon s’y jeter tête baissée ? La Chambre a été sur le point de le faire. Elle ne confirme que trop mes craintes. Depuis deux mois elle n’a pas encore su se grouper, « se diviser pour régner, » se donner des chefs, se former en partis ayant chacun leur ministère tout prêt. Elle est honnête et même intelligente, — spirituelle plutôt, — mais tellement dévoyée, incertaine, inquiète et nerveuse qu’elle ne s’entend sur rien, use ses forces et son temps en escarmouches puériles et se montre d’autant plus jalouse de ses prérogatives qu’elle se sent moins capable de les exercer. Versailles est curieux et vilain. Tout Paris y est, journaux, flâneurs et intrigans de toute espèce. Les tables d’hôte sont encombrées. Le Jockey Club s’installe dans l’ancien local de l’ambulance. Là, comme à Paris, on n’a pas conscience des événemens. On ne pense qu’à oublier tout, excepté soi-même. Les anciens bonapartistes se divisent : les purs conspirent, cela n’est pas douteux. Ils espèrent que la France en aura trop, se trouvera mal et qu’un haut-le-cœur les revomira sur nous. Cela serait possible, si la Chambre ne sait pas agir. Les campagnes veulent leurs gendarmes, et le premier qui reviendra, on l’acclamera tout de suite : les affaires allaient sous l’Empire, et c’est l’opposition qui a fait tout le mal. Cela se disait à voix basse sous Gambetta et se répète tout haut maintenant. La France sera à qui lui rendra le repos. Le programme de Bordeaux était admirable et ralliait tout le monde : faire les premiers pansemens sans acception de parti, faire des lois de principe par un accord commun et, l’ordre rétabli, les choses remises dans leur train, laisser au pays, qui aurait eu le temps de réfléchir, le soin de se prononcer. C’était sage et opportun. Aujourd’hui, tout est soumis au rétablissement de l’ordre : il est à souhaiter qu’il soit fait par le gouvernement anonyme qui nous dirige. Un pouvoir monarchique trouverait dans Paris une résistance universelle. Paris vaincu et repris, — il faut qu’il le soit ou nous sombrons, — on verra, mais le mieux alors serait de reprendre le programme de Bordeaux. Les esprits un peu fins et respectueux de la pensée, que l’air du temps étouffera et qui auront besoin, pour respirer, de monter un peu plus haut, se dégoûteront et se détacheront de plus en plus des affaires et de la politique courante, ils se réfugieront en eux-mêmes et se répandront dans la nature. Une philosophie plus intime, un sentiment plus exquis des choses, un détachement plus profond de ce qui est frivole et passager, un élan plus complet vers l’idéal, un stoïcisme un peu attendri, une poésie un peu sévère, — il sortira de ce recueillement une école d’artistes et de philosophes, tous épris de beauté morale, — qui sera peut-être le dernier éclat de l’étoile française. J’ai toujours gravité de ce côté. J’entrevois déjà quelques linéamens et j’aperçois dans quelques esprits une direction commune, sans aucun mot d’ordre pourtant ni entente préalable. Je serai bien heureux d’allumer mon humble lanterne à cette lumière-là, et je caresse pour l’avenir, après quelques années de voyage, d’étude et d’apprentissage, l’esprit mûri et rempli, ayant donné ma mesure par deux ou trois volumes, un peu connu déjà, de monter quelque part dans une petite chaire de critique morale où je ferai l’anatomie des caractères de ce temps et porterai ma petite pierre au monument de Marc-Aurèle.
5 avril 1871.
C’est le jour du courrier, du moins on me le dit. Voici où nous en sommes. Les Parisiens se sont décidés à un mouvement offensif, non pas en masse et avec des femmes, mais militairement et avec des mouvemens combinés. Ce qu’ils font donne la mesure de ce qu’aurait fait la Commune contre les Prussiens. J’ai roulé dans tous les environs depuis que je suis ici ; les travaux faits par les Allemands sont quelque chose d’étonnant. Versailles n’était prenable qu’à revers, par une armée de province : Paris ne pouvait pas sortir. Mais nous nous trouvions, nous, dans une position inférieure à la leur : nous étions obligés de les laisser venir, afin de refaire et de concentrer notre armée. Celle-ci s’élevait dimanche de 60 à 70 000 hommes. Elle doit être portée à 80. Il n’y a pas encore de corps francs. Thiers, qui ne veut rien entendre et n’en fait qu’à sa tête, s’occupait exclusivement des troupes : il a réussi au delà de ce qu’on pouvait attendre, et s’il va jusqu’au bout, ce sera un résultat prodigieux qu’il aura obtenu. Moi qui avais vu les troupes sur la Loire, j’apercevais bien dans la tenue extérieure et dans la discipline un sensible mouvement de reprise. Mais jusqu’où cela irait-il ? La ligne tiendrait-elle ? Il importait absolument que le premier engagement fût un succès et que le soldat, attaqué par le Parisien, le traitât en ennemi. C’est ce qui est arrivé dimanche. Les Parisiens se sont portés sur Neuilly ; on les a repoussés. En même temps, ils ont assassiné un chirurgien qui venait à eux en parlementaire, ce qui a exaspéré l’armée. La ligne s’est monté la tête et tout le monde a voulu marcher. Le lundi on a résolu de laisser les Parisiens s’engager : ils ont donné dans le piège et tenté leur mouvement. Une colonne commandée par Flourens et Bergeret a marché sur Rueil, planté le drapeau rouge à Bougival et poussé ses éclaireurs jusqu’à Louveciennes. On les a délogés de partout, mais ils ont fui si vite qu’on n’a pas eu le temps de les tourner par le Mont-Valérien. Il y avait là de leur côté environ 2 000 hommes engagés. Du côté de Meudon l’affaire était bien plus chaude. Ils ont engagé une trentaine de mille hommes et en ont fait sortir près de cinquante. Ce n’est pas une émeute, c’est une guerre, guerre de la Commune, contre l’Etat, guerre de sécession : nous sommes en plein XIIIe siècle. De même, ce ne sont pas des insurgés qu’on lance sur nous, mais une armée véritable. Ils arrivent en bataillons serrés, avec des équipemens complets et des chefs organisés. La fameuse artillerie de la garde nationale, triée par eux pendant le siège avec le plus grand soin, fait très ferme contenance et sert bien ses pièces. Ils ont enfin le courage individuel, mais ils n’ont que cela. Ils se répandent hardiment dans les bois en tirailleurs, mais devant un mouvement sérieux, ils fuient. Ils ne sont nullement commandés : le plan général, dû à quelque gredin, était bien conçu, l’exécution est déplorable. C’est la démagogie en armes. Leurs rangs sont très mêlés. Il y a tous les bandits de Paris, des contingens de l’Internationale accourus de Londres, de Belgique, de Genève et d’Italie : de pauvres diables que l’on force à marcher sous peine de mort, des émeutiers convaincus enfin, vétérans du socialisme qui croient l’heure venue de réaliser leur éternel cauchemar et y sacrifient stoïquement leur vie. Ils se sont engagés jusqu’à Villacoublay, sur le plateau de Châtillon. On les a délogés. Mais ils se sont établis dans les redoutes de Châtillon. Hier matin, ces redoutes ont été emportées, on leur a fait 1 500 prisonniers et on s’est établi fortement sur ces hauteurs, d’où l’on peut canonner les forts de Vanves et d’Issy qu’ils tiennent toujours. Aujourd’hui, on doit faire un mouvement prononcé en avant. On va lentement ; on veut ménager les troupes et on a raison. Leur moral est excellent.
Versailles, 17 mai 1871.
Je n’ai aucun goût à te parler de nos affaires. Ce rôle de Cassandre et de médecin tant-pis me lasse à la longue et me dégoûte horriblement. Ce qui navre, c’est un désarroi général des idées et des choses, une désagrégation complète des élémens, un éparpillement inouï de pensées et d’actions ; on saisit le détail et on y excelle, mais on ne voit rien au delà, l’ensemble échappe. Nous avons tous un microscope sous les yeux. Il y a une bonne majorité, pleine d’honnêteté et de connaissances, elle est bien désorientée ; elle agit du mieux qu’elle peut ; elle contient des hommes très capables, d’excellens administrateurs, l’étoile d’un gouvernement sage, il y a là des hommes tout à fait distingués que l’on ne soupçonne pas encore, qui se taisent, se réservent et font bien, mais ils n’ont que l’étoile d’un gouvernement régulier, dans un pays en ordre, où il faut simplement maintenir et régler le cours normal des choses, l’étoffe de bons ministres de l’Empire et de la monarchie de Juillet, — rien de plus, — et il faudrait un Henri IV sur le trône avec des Richelieu, des Colbert, des Turgot autour de lui. Il n’y a pas de partis et tous les partisans s’impatientent ; personne n’est prêt au gouvernement et tout le monde veut y toucher. De là l’irritation qui perce tous les jours et s’accentue entre la Droite, et M. Thiers, le seul homme que nous ayons, qu’il faut garder et soutenir encore. L’opposition de la Droite le rejette sur la Gauche ; les velléités monarchiques amènent des propositions républicaines ; la majorité ne veut pas de la présidence ; on trouvera un biais, je le crois, qui réservera les choses, mais ce ne sera qu’un biais et le gâchis recommencera.
...Le fort en ruines dresse sur le plateau ses murs déchiquetés, ce sont des ruines partout, en arrière le château de Meudon détruit par l’incendie, le Moulin de pierre tout écroulé et à nos pieds le village brûlé, percé d’obus et de balles, les murs crénelés, les maisons effondrées de toutes parts. A mesure que la canonnade s’éloigne, les femmes se montrent sur leurs portes, les soldats boivent dans les cabarets, les enfans jouent dans les rues et les paysans viennent dans la tranchée chercher des échalas.
Il y a des batteries partout le long des pentes qui tonnent et éclatent. La Seine coule son eau bleue entre les rivages désolés et le pont de Sèvres, à demi écroulé, se profile au pied des touffes profondes des coteaux de Saint-Cloud ; il y a là des traits de Claude Lorrain et des grandeurs d’aspect que l’on croit avoir rêvées : puis, à côté, la masse immobile du Mont-Valérien, dépouillé de son manteau de vignes, silencieux et recueilli, qui veille là sur la France. Du sein de la verdure sombre partent des flocons de fumée blanche qui s’irisent au soleil : c’est Montretout qui tonne. Et Paris, enfin, est là, dans la plaine, comme endormi entre ses collines ; les remparts se dessinent sur la terre ravagée ; le grand viaduc d’Auteuil dresse ses arches majestueuses, trouées par les obus ; de temps à autre un coup de canon part des redoutes ; on dirait un vieux lion blessé qui se débat sur la terre jaune et pelée, rugit, et griffe encore avant de se rendre.
C’est la poésie ; la réalité est au dedans. Je ne l’ai pas vue, on me l’a décrite et elle est la plus horrible : c’est Paris en ordre, Paris calme, Paris vivant sa vie animale, plus silencieuse et restreinte, mais respirant encore avec des contorsions de jouissance sous le soleil de printemps, les Tuileries en fleur avec des femmes qui cousent et des enfans qui jouent derrière les barricades, de beaux jeunes gens en uniforme qui courent sur des chevaux et des filles dans des voitures qui vont aux ministères. On se promène, entends-tu, on s’amuse, on vit, on travaille, il y a des élèves dans les collèges, des farceurs dans les cafés, des guignols dans les jardins. Je veux voir ces choses, c’est pourquoi je reste ici. Le matin, je travaille. J’ai dû laisser le roman commencé à Bordeaux : la vie est trop fiévreuse. Je refais la première partie de Robert[2], c’est de l’art pur et je pense qu’il y aura là dedans quelques lignes pour te plaire. J’ai écrit pour la Revue un article qui a passé d’emblée et a paru hier. J’y parle de l’instruction obligatoire, et de façon, je crois, à étonner bien des gens et agacer bien des préjugés. Tu juges que je n’ai pas écrit pour faire de la didactique de plomb sur cette matière épuisée par tous les pédans. C’est pour moi un motif à dire un tas de choses philosophiques sur le présent, à combattre surtout la détestable politique des panacées et des imitations allemandes. En deux mots, voici mon idée : obligatoire ou non, l’instruction primaire ne vaut rien par elle-même ; tout dépend de la main qui la dirige et du milieu où on l’applique. Elle a discipliné et asservi les Allemands ; elle contribue en France à augmenter les forces dissociantes. C’est une chose neutre en soi, et qui ne fera rien par elle-même que du mal chez nous... La cause du mal est ailleurs et aussi le remède... etc.
Versailles, 31 mal 1871.
Je ne te conterai pas nos impressions pendant la dernière huitaine du siège. Tu les devines. Je suis allé voir deux fois. La première, c’était de jour, à Meudon, devant le château en ruines, sur les casemates prussiennes. L’horreur était toute de réflexion. On voyait çà et là sur Paris comme de gros nuages orageux avec des jets de vapeur blanche qui poussaient de temps à autre. Mais on se disait : ce sont les Tuileries qui brûlent, peut-être le Louvre, la bibliothèque... Louvre et bibliothèque sont sauvés ; il s’en est fallu de peu. — Le lendemain soir je suis allé à Saint-Cloud. Il y avait au ciel étoile un tout petit croissant de lune ; nous avancions dans le parc, sur la terre jaune, desséchée, effritée par les boulets et les chariots. Çà et là d’énormes vides dans le bois, puis des troncs abattus qui barrent le chemin ; plus loin, c’est une redoute prussienne qu’il faut traverser ; enfin on commence, à travers les arbres, à distinguer des lueurs rouges dans le lointain. On atteint la terrasse ; il y a un monceau de décombres : c’était la lanterne de Diogène. Il y a là des voitures, des curieux, des filles, des soldats et, dans le bois au-dessous de nous, des gens du pays qui « rigolent » bruyamment avec de gros éclats de rire. De temps en temps, une charrette crie ; en arrière, les grands arbres calmes qui s’épaississent dans la nuit, et la lune qui monte tranquillement au ciel. Devant, Paris brûle. Il y a sur la ville un nuage de fumée et de vapeurs ; les collines dessinent vaguement leurs contours : çà et là parait un foyer sombre, comme les feux qui s’échappent de terre dans les pays à mine. A notre droite, tout est en flammes. C’est le Grenier d’abondance qui brûle : c’est une flamme blanche avec des jets énormes qui dardent de temps à autre, suivis d’un roulement de tonnerre. Le feu soulève l’épaisse couche de fumée et sous cette voûte noire, sur ce fond enflammé, la colline Sainte-Geneviève profile ses maisons, nettes et découpées. Il y a une auréole autour du Panthéon. Puis tout à coup une lumière rouge se détache dans l’ombre, un coup part, il passe dans l’air comme un météore et l’obus vient éclater en plein foyer d’incendie. C’est infernal. On n’a jamais rien conçu d’aussi épouvantable. Il faut se figurer les fameuses gravures de Martens. C’est que l’histoire n’a rien enregistré de pareil. C’est fou. Quelqu’un disait : C’est Moscou. Un autre a répondu : C’est Sodome ; il avait raison. Il n’y a que dans les vieilles légendes bibliques qu’il se trouve rien de pareil. C’est fini. L’armée a été admirable, les opérations dans Paris merveilleusement conduites. Les Prussiens sont stupéfaits : ils sont peu pénétrans et ne comprennent pas. Les fortes têtes de là-bas ne doivent pas s’y tromper : les causes sont assez simples pour qui connaît la France. D’abord on a réuni là l’élite de nos généraux, il y a de l’unité dans le plan et M. Thiers a été un merveilleux ministre de la Guerre et intendant général. Il s’est agi de faire un siège en règle : nos officiers ont tous appris cela à l’école, et tous aussi ont réfléchi à la guerre des rues que nous considérions comme fatale. Enfin on n’avait pas à tenir compte des manœuvres ni de l’intelligence de l’ennemi. C’étaient perpétuellement des retranchemens à emporter : les communaux tiraient avec acharnement, mais ils ne manœuvraient pas. On pouvait donc combiner les choses et prédire à jour fixe le dénouement de la crise. C’est ainsi qu’on a réussi finalement, — et sans un seul échec. Il y en aurait eu si l’on s’était pressé. Quant aux soldats, ils sont braves de nature : mais il faut que la cause les excite, qu’ils se sentent bien conduits. Ils avaient tout cela, et ils ont fait des merveilles. Enfin, c’était une guerre civile et nous y avons toujours excellé.
On nous dit que cette guerre est l’œuvre des étrangers, des repris de justice ; — les malins ajoutent : des Prussiens. Il y avait moins d’étrangers qu’on ne pense et on le voit maintenant ; il n’y a pas 150 000 repris de justice à Paris, et quant aux Prussiens ils ont trop peur de la Révolution, ils ont trop insisté pour le désarmement de Paris pour avoir mis les mains là dedans. Brûler des musées ne leur ressemble pas. Quand ils bombardent, ils tirent où ils peuvent. Mais des gens qui ont été maîtres de Versailles et n’ont pas dérangé un tableau, dérobé un bibelot, brisé un vase du parc, ne feraient pas brûler le Louvre ou abattre la Colonne. Ils ont trop peur qu’on ne les appelle Vandales et sentent trop où le bat les blesse. Ils nous ont trop reproché nos déprédations en Italie. Ils laissent piller et pillent une maison particulière isolée ; cela passera inaperçu ; on le mettra sur le compte du hasard ou des francs-tireurs ; mais les édifices publics et les collections, ils les respectent.
Après l’orage, le gâchis. Cela va mal à Versailles, ou plutôt cela ne va pas du tout. On ne fait rien. On est injuste pour M. Thiers. On pense beaucoup au duc d’Aumale : c’est l’inconnu cher aux étourdis et aux enfans. On validera son élection, et, une fois à la Chambre, il sera chef du pouvoir. Il est brave, il est honnête, il est français, très français et de son temps, c’est-à-dire sceptique avec de bonnes études ; il rendra de grands services pendant deux ans de provisoire : la nation fera de ce provisoire un définitif et il s’usera. Ce sera une nuichée de dix ans. Les chances de monarchie diminuent. Il importe assez peu que la fusion soit faite ou non entre les partis. Si la Chambre se déclarait constituante, décidait la monarchie, consultait le peuple par oui ou non, et rappelait le Comte de Chambord comme le monarque naturellement désigné, la fusion se ferait d’elle-même. Si les partis ne se sentent pas le courage d’exécuter ce programme (et ils ne l’auront pas), toutes les fusions du monde n’y feront rien. Je crois les chances des bonapartistes assez diminuées. Les généraux sont maîtres de l’armée et seraient nos maîtres s’ils voulaient, mais ils sont honnêtes et sans politique.
28 juin 1871.
J’ai terminé ce matin Robert Marnier. Je l’ai récrit en entier. Le livre est diminué d’un bon tiers et formera un volume de 400 pages. J’ai supprimé sur ton conseil beaucoup d’explications psychologiques qui ralentissaient le récit, je trouve qu’il y gagne. Enfin, j’ai répandu sur le tout une teinte haguaise plus fondue. Mon père m’autorise à faire les frais d’impression ; je vais donc tâcher de pousser vivement la chose. Le moment sera très opportun. — Si tu joins à ce travail mon article sur l’instruction populaire, tu verras que je n’ai pas perdu mon temps à Versailles... Les journées sont bien courtes, et la bureaucratie n’apprend rien... C’est pénible surtout ici où le parc vous sollicite, où la bibliothèque est à la porte, où il y a tant de gens dehors à écouter. Et il en est de la sorte dans toutes les chancelleries, excepté dans celles où il n’y a point d’affaires : ce sont les seules qui me tentent parce que j’apprendrais les choses du dehors et d’à côté, les seules humaines, les seules qui vivent, les seules qui servent. J’en prends du reste de plus en plus à mon aise, et si je reste à Paris, je saurai m’accommoder. Les reproches administratifs me font rire. Figure-toi ce que tu étais au collège et tu verras ce que je suis déjà au Ministère : l’élève qui promet tout et ne tient presque rien, désespoir des pions, étonnement du censeur, divertissement des camarades, qui néglige ses devoirs, broche les compositions, saute à la première place un beau matin et ne fait plus rien pendant un mois, s’occupe d’autre chose que de ce qu’on fait, lit des romans sous la table et griffonne des vers sur le dos des copies, — en aigreur avec tous les maîtres, hormis le maître d’histoire qui est un homme supérieur[3], a de l’avenir et sent les choses (c’est mon fait avec mon sous-directeur Courcel, — un homme vraiment distingué... et qui devrait être directeur politique). — Il faut connaître toutes les formes de la vie et savoir les reproduire ; j’ai étudié de la sorte la forme diplomatique et si je me figure mon Bourbonne ou mon Brévannes[4] en affaires, je puis écrire une dépêche ou faire une note qui a l’air de quelque chose : mais si l’on grattait un peu, on verrait qu’il n’y a pas là plus de fonds que dans les discours et les plans de guerre du général Robert[5]. Une certaine facilité à saisir les formes et s’assimiler les choses : voilà tout...
Le découragement amène la routine, et tous les deux procèdent du défaut de critique. Ce défaut de critique me désole chez les nôtres. Ils ont un engouement de 89 qui les aveugle ; ils croient que cette petite convulsion d’un organisme, cette révolution d’une cellule humaine, a changé l’ordre du monde et que la terre tourne depuis 50 ans autrement qu’elle ne faisait. Ni nos défaites, ni cette ignoble éruption de la Commune n’ont pu les avertir. Ils ne comprennent pas que l’organisme était atteint dans ses profondeurs, qu’il ne se réparait plus, qu’il ne s’assimilait plus, que les élémens morbides absorbaient et tournaient à eux toute la substance absorbée, qu’il y avait anémie en un mot et pire encore... La vieille Europe s’en va ; ce n’est pas nous seulement, mais tout l’ordre des choses fondé par le christianisme sur les débris de Rome : la France peut encore faire bonne figure dans cet effacement général mais, en vérité, elle n’en prend pas le chemin. Il ne surgit pas un homme, ni une idée. Cette guerre n’a point enfanté un général ; à part Faidherbe, que je ne connais pas bien, les autres ne sont que des officiers de second plan, nécessaires, mais non suffisans. Trochu a de l’âme et l’étoffe d’un chef d’état-major et d’un réformateur : on l’admire, on l’écoute et on ne le comprend pas. Cette révolution n’a pas soulevé un homme. Thiers est un recrépisseur, rien autre. Il remet les choses en état, bouche les lézardes du mur et badigeonne la maison : cela ne suffit pas. Après la Ligue, nous avons eu Henri IV qui avait Sully, qui a laissé Richelieu. Après la Fronde, nous avons eu Louis XIV avec les gens que tu sais. Après le Directoire, Bonaparte. Mais les grands hommes ne sont pas des monstres, ils ne surgissent pas de l’écume de la tempête et ne sortent pas tout armés du cerveau de Jupiter. Ils sont un phénomène comme les autres, logique et conséquent : ils ne sont pas un accident. Napoléon venait au milieu d’une génération d’hommes de guerre et d’hommes d’État, qui reliaient la tradition avec leur talent personnel. Et ils n’ont fait pourtant qu’une œuvre éphémère… Nous attendons un sauveur : il ne viendra pas, l’élément n’existe point. Il n’y aurait de salut qu’en nous-même, dans une réaction très profonde de l’organisme sur la cellule ; alors le cœur se remettrait à battre, le cerveau à penser ; il naîtrait des enfans qui sauraient travailler et parmi eux l’élu qui dirigerait l’ouvrage et rebâtirait la maison.
Honfleur, 3 août 1871.
… Je vais avoir trente ans ; j’ai le dessein de jouir de ce qui me reste de jeunesse et de tirer profit de mon travail. Il y a une moitié de ma vie que je donne à cette jouissance : c’est la partie du roman et des lettres : je ne la sacrifierai à rien. Mais je sens plus que jamais, au temps où nous sommes, le devoir pour chacun de pousser à la roue. Je suis absolument sceptique sur l’action administrative, je suis très découragé sur l’action de l’État : l’individu doit agir, je le pense, je le dis et je veux le faire. La besogne du Ministère peut être faite par tout le monde ; on y perd son temps jusqu’au grade de sous-directeur ; je ne le désire pas, n’ayant pas le goût des travaux qu’il comporte ni des situations où il mène. Mais le Ministère est un milieu, et, tant qu’il n’absorbe pas, il a des avantages ; il en a de grands pour l’action politique telle que je la comprends : on peut y suppléer très aisément par des lectures, des voyages, des relations privées ; mais enfin ce milieu facilite les choses, diminue la besogne, et c’est quelque chose. J’ai donc la ferme intention de persévérer dans la voie où je suis entré ; faire le nécessaire dans les bureaux, mais rien de plus et employer la majeure partie du temps que j’y passe à étudier les questions dont je m’occupe. Je suis entré au Moniteur ; je serai une cheville sérieuse dans une revue diplomatique qui se fonde parmi des gens sérieux et actifs, que je connais, pour combattre l’action prussienne. J’ai donné au Moniteur quatre grands articles sur la réforme de l’armée ; trois ont paru ; les deux premiers très vifs contre la garde nationale, le peuple armé et toutes les superstitions révolutionnaires. — Je prépare ici pour Buloz un gros article de fond sur « la responsabilité de l’opinion publique » dans les derniers événemens : ce sera le précis philosophique des faits que je t’expose dans ces lettres. Ma vie ainsi divisée en deux parts, l’une à la politique. l’autre aux lettres, — politique très littéraire, le, plus littéraire passible, active et personnelle, — c’est de l’activité et cela m’arrache au marasme et au dégoût où me jettent infailliblement les bureaux, les chancelleries et en général tout ce qui ressemble à une machine montée.
Honfleur, 20 septembre 1871.
Je suis allé passer quelques jours chez Delaroche au bord de la Méditerranée. Le bleu m’a ravi. J’ai vu de ces côtes vertes et dentelées, de ces promontoires avec des ruines mauresques qui s’étagent entre les bouquets de pins, de tamaris et de grands genêts ; j’ai respiré l’odeur du thym et du laurier-rose ; j’ai cueilli des myrtes, mangé le raisin sur la vigne et goûté de l’ombre des oliviers ; j’ai parcouru en plein soleil ces croupes rocheuses et nues, grises sous le ciel bleu au bord de la mer bleue, avec des arbres isolés et des ruines solitaires, des chemins de pierre rampans dans les vallons, et des villages, sur la pente, avec les rues tortueuses, les maisons tendues de voiles, les passages voûtés, — bref, une silhouette d’Orient. — J’ai joui de cette nature si essentiellement pittoresque, où tout se limite, se mesure, se détermine, si bien que l’art a dû y naître de lui-même, que l’homme n’a eu qu’à copier ; mais j’aime mieux nos nuances changeantes, nos brumes irisées, notre humidité, notre mer glauque, nos varechs et notre verdure, et cette nature du Nord pleine de mystères, sans cesse ouverte sur l’infini, qu’il faut forcer, séduire, concentrer et rapetisser pour la reproduire et peut-être pour la comprendre. Il n’importe, c’était du nouveau, et aussi quelques traits, quelques couleurs, quelques images qui me permettront de mieux saisir tes descriptions, de mieux t’encadrer quand je pense à toi. Et j’y pense bien souvent, ici mieux qu’ailleurs et plus volontiers. Notre dernière année de collège, mes deux années d’étudiant, tes promenades ici… c’était le bon temps et la vraie vie, — combien plus pleine, plus large, plus ardente en tout, et si remplie de pressentimens ! Quand nous retrouverons-nous une heure seulement ? Que de choses il faudrait pour cela, que de libertés… que nous n’avons-plus ! Sera-ce donc seulement avec la vieillesse ?
27 octobre 1871.
Cher ami, je ne t’en dis pas long aujourd’hui. Je n’aurai rien à ajouter à ma dernière lettre et j’ai bien peu de temps. Avec les exigences du Ministère, les courses à Versailles, il me reste à peine trois heures par jour, en admettant que je me lève à 7 heures, et il faut tout prendre là-dessus, les courses indispensables, l’étude, le travail. Je n’ai jamais plus senti le besoin de compléter mes études, de renouveler mon fonds, je sens chaque jour mieux ce qui me manque, ce que je pourrais acquérir, et je juge du chemin à faire d’après le parcouru. En même temps, je n’ai jamais senti une plus grande activité d’esprit, un plus grand besoin de produire, — romans et articles ; — j’en ai plein la tête. Outre que le temps me manque, je me modère. Il ne faut pas écrire à jet continu, sans quoi on s’use. Il faut donc ménager ces trois heures précieuses comme on ménagerait des journées, mais on avance lentement, et le temps le plus précieux se perd.
Que ces gens sont maladroits ! Qu’ils comprennent peu la mesure !
Je suis, au fond, si facile, si accommodant, et l’on tirerait si bon parti de moi si on ne me demandait pas trop...
Je t’ai parlé de mon projet, le Secret du docteur Egra. — Il est achevé maintenant, il ne lui manque plus que le temps de naître, et je m’y mettrais, surtout si la Falaise réussit. C’est toujours de ce côté que je m’en vais le plus volontiers, et si je vaux quelque chose, je ne pourrai peut-être pas y être sans influence. Je sens quelque vent dans l’air qui nous pousse tous et auquel il faut tendre les voiles. Tous les moules, toutes les formes sont usées. Il faut apporter des sentimens plus vifs et aussi une tenue plus haute des idées dans les œuvres d’art. Il faut être vrai et réagir pourtant contre les réalistes qui en se décomposant aboutissent aux grivoiseries. Il ne faut pas prêcher la morale avec des mots à double sens, des images polissonnes et des métaphores érotiques. Il faut donner aux gens quelque dégoût de ce qui est bas, quelque désir de ce qui est sain. Il faut toucher, il faut être simple, il faut sentir la nature, écouter battre les cœurs ; il faut charmer et distraire les âmes d’elles-mêmes et des vulgarités où nous barbotons... il faut, il faut trouver un filon nouveau, une étincelle, un coin de ciel, suivre une étoile, fût-ce une étoile filante... Mais que de peines, que de défauts ! quand on aime un peu son art ! J’ai relu du Racine, j’ai relu du Virgile : du Virgile ! Ah ! mon ami, je voudrais en lire toujours, et Lucrèce... et j’en lis vingt vers en trois mois. Que ces gens-là vous portent haut et quels battemens d’ailes !
Je suis absorbé par mes épreuves. Je laisserai bien des incorrections typographiques, — je suis si distrait ! Mais je voudrais bien au moins respecter la langue, la chère et belle langue française ! Ce sera notre dernière illusion et notre dernier rêve, — trouver de belles pensées...
Sans date.
Je ne renonce pas pour cela à mes romans, j’en ai plein la tête, mais je m’en détourne pour un mois, sauf à y revenir après plus ardemment. Dans une vie bien ordonnée les études se succèdent, les travaux se complètent, les idées et les efforts s’harmonisent, il y a même des loisirs utiles, des dissipations fécondes, des repos nécessaires ; — ce qui est mauvais, c’est le travail inutile et la dépense improductive, la perte de temps sans profit et sans plaisir ; — c’est l’impatience qui use, c’est l’isolement intellectuel, plus dangereux encore au milieu des hommes qu’au milieu des livres, c’est le manque d’avis, le manque d’aiguillon, le manque de foi et d’enthousiasme, c’est par-dessus tout le manque de leçons et de supériorités reconnues qui abaissent la vanité, déroutent l’orgueil et ramènent à cette ardeur convaincue sans laquelle il n’y a pas de progrès fécond.
Lundi il y a une réunion de tous les professeurs[6]. Je t’en parlerai. Mon cours portera sur l’histoire diplomatique de 1815 à 1870. Je compte suivre une méthode large et, dans une première année surtout, aller droit aux faits intéressans et utiles, en laissant au second plan les autres ; donner un aperçu du tout, mais insister sur les faits principaux. Ce sera en définitive l’histoire des traités de 1815, comment ils se sont faits et comment il n’en reste plus rien. Cela forme un fonds philosophique. Après cet exposé des faits dans leur développement (j’insisterai surtout sur l’histoire diplomatique de la Restauration en France et la formation unitaire de l’Allemagne), je compte consacrer quelques leçons à des questions séparées telles que l’Autriche et ses races, la Russie, les Slaves, l’Orient surtout, enfin l’organisation et le fonctionnement des services diplomatiques. Pour l’Orient, je compte sur toi, il faut que tu me prépares beaucoup de notes et d’idées. La matière d’une ou deux leçons. Notre but, et le mien surtout, est de combattre les idées fausses, d’indiquer quelques bonnes voies aux esprits curieux, de montrer que la diplomatie n’est pas si aisée que l’on puisse en traiter dans tous les journaux et tous les cabarets, mais qu’elle n’est plus si mystérieuse que les peuples ne puissent s’en dégager ; qu’il faut ici dégager les vocations où elles se trouvent, réformer la carrière ; mais que le pays doit pousser à la roue et que si les Français ne voyagent pas, n’étudient pas, ne jugent pas les choses en elles-mêmes et par eux-mêmes, ne savent pas ce qu’ils veulent et n’y travaillent pas, chacun modestement et en sa place, on n’arrivera à rien.
Je me heurte à des difficultés de tout genre, les méfiances de l’autorité qui sont très grandes, les préjugés du public qui sont énormes. Cela ne m’effraie pas. J’aborde ces questions avec un esprit si vraiment dégagé de toute considération personnelle que je suis sûr de m’en tirer, sinon à mon avantage, au moins à mon honneur, à force de sincérité.
Je n’ai qu’une inquiétude, le manque de temps et de préparation. La chose, sur ce point-là, est tombée mal à propos. Le rédacteur du Nord est absent jusqu’au 15 février, j’avais promis de le remplacer la veille même du jour où j’ai été demandé par l’École libre. Tu sais que je suis scrupuleux ; je veux tenir ma promesse. Je continuerai donc, avec quelques écoles buissonnières, jusqu’au 15 février cet intérim de fonctions irritantes pour un homme qui n’aime pas à perdre son temps. Je préparerai jusqu’au 1er janvier mes quatre premières leçons en me donnant bien du mal ; du 15 janvier au 15 février je trouverai encore le temps d’écrire mes notes ; à partir de ce moment, je me trouverai coi, je ne saurai plus rien. Une semaine suffit à préparer une leçon, mais une semaine entière et non les deux heures et demie qui me restent le matin avant d’aller à Versailles. Je demanderai donc un congé, et c’est pour le demander sans scrupule de conscience que je me livre en ce moment à un excès de travail.
4 janvier 1872.
... Enfin, je suis en atelier où le feu est allumé et il faudra bien qu’il en sorte quelque chose.
ALBERT SOREL.
- ↑ Voyez la Revue du 15 décembre 1912.
- ↑ Paru sous le titre de la Grande Falaise (chez Maillard, 1872, épuisé).
- ↑ Allusion à Auguste Himly, professeur d’histoire au Collège Rollin, à l’époque où Sorel y faisait ses études.
- ↑ Noms de guerre d’Albert Sorel et d’Albert Eynaud.
- ↑ Personnage de la Grande Falaise.
- ↑ De l’École des Sciences Politiques.