Correspondance d’une mère avec son fils pendant les premières années de la restauration

Correspondance d’une mère avec son fils pendant les premières années de la restauration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 683-694).
CORRESPONDANCE
D'UNE MERE ET DE SON FILS
PENDANT LES PREMIERES ANNEES DE LA RESTAURATION

Un homme d’esprit disait d’une femme à qui il en avait coûté de rester sage et qui s’était mise sur le tard à écrire des romans : « Sa littérature est une revanche qu’elle prend sur sa vertu. » Mme de Rémusat, que son petit-fils nous a fait si bien connaître en publiant successivement ses remarquables Mémoires et quatre volumes de sa Correspondance, n’avait point de regrets à tromper ni de revanche à prendre ; si elle aimait à écrire, c’est qu’on aime à faire ce qu’on fait bien. Quoiqu’elle eût connu le chagrin et les pesantes servitudes, on pouvait la ranger parmi les femmes heureuses. Dame du palais de l’impératrice Joséphine, honorée des attentions de l’empereur, elle avait payé cher la gloire d’approcher et d’intéresser un grand homme ; elle avait vécu dans les alertes, elle s’était sentie sous la coupe d’un maître peu commode, dont l’œil gris bleu lançait la foudre, et qui n’admettait pas qu’on eût du zèle quand on n’avait pas d’inquiétude. Plus tard, elle dut faire les honneurs d’une préfecture dans une ville où grondaient sans cesse des tempêtes, dans un temps où M. de Talleyrand affirmait que rien n’était plus difficile que le métier de préfet. Mais les ennuis, les dégoûts, les anxiétés ne lui causaient que de courtes défaillances ; elle avait le courage de la bonne humeur.

Cette femme fraîche et grasse, aux traits réguliers, mais un peu forts, aux yeux noirs comme ses cheveux, avait une physionomie sérieuse, presque imposante, et son fils disait d’elle qu’il ne connaissait personne qui réunît plus de sévérité morale à plus de sensibilité romanesque. On lui reprochait, dans sa jeunesse, de manquer d’abandon, de laisser-aller ; mais les grâces de l’esprit lui étaient venues avec les années, sa philosophie s’était tournée en enjouement. Longtemps indifférente aux détails de la vie courante, elle avait fini par comprendre « que, pour bien porter la vie, il faut presque toujours la mettre en monnaie. » Elle avait appris aussi de Mme de Souza que, dans tous les chagrins, il y a un certain guichet à passer, après lequel on trouve plus d’air, de calme, d’espace qu’on ne s’y était attendu, qu’il fallait se hâter de passer ce guichet, et elle disait : « Je crois que j’en suis dehors. » La belle humeur naturelle est quelquefois éphémère, elle est sujette à se faner dans sa fleur, elle n’est souvent qu’un déjeuner de soleil. La seule gaîté qui mérite confiance est la gaîté acquise, celle qui est née de l’expérience, du spectacle des choses humaines et qui résiste à la réflexion, celle qui a passé le guichet. Heureux qui arrive à se dire : Après tout, le monde est une comédie, et je ne paie pas trop cher mon fauteuil !

Si Mme de Rémusat savait s’aider à être heureuse, le ciel l’y aidait aussi. Les circonstances étaient venues au secours de sa philosophie, les choses avaient mieux tourné qu’elle n’eût pu le croire. Elle s’était mariée très jeune ; l’homme qu’elle avait épousé avait dix-sept ans de plus qu’elle, il était veuf et très mûr d’esprit. Elle l’avait accepté par sagesse, par estime et pour reconnaître des services rendus. Les mariages de reconnaissance ne sont pas les meilleurs ; d’ordinaire, il arrive un jour où l’on vérifie ses comptes, où l’on pense avoir payé sa dette ; on se dit : Me voilà quitte, occupons-nous de moi. Mais il se trouva que cet homme très mûr d’esprit était le plus agréable, le plus doux, le plus attentif des maris, et peu à peu l’intérêt qu’il inspirait à sa femme prit tous les caractères d’un sentiment exalté et durable. En 1805, elle lui écrivait de Sannois, où elle était en séjour chez Mme d’Houdetot, Madeleine sans repentance et comme confite dans le souvenir de ses vieux péchés : « Mon ami, je suis convaincue que la société de cette femme serait dangereuse pour une femme faible ou malheureuse dans son choix. » Elle se hâtait d’ajouter : « N’allez pas croire pourtant que ce spectacle d’une vieillesse paisible après une jeunesse un peu égarée dérange mes principes. Je réponds de moi parce que je t’aime et que je te suis chère. Douze années d’expérience m’ont assez prouvé que mon cœur t’était uniquement destiné ; mais, ta sévérité dût-elle s’en alarmer, je n’aurais pas été si sûre si tu n’avais pas été mon mari, et peut-être alors tu serais devenu mon amant en dépit de mes principes et de ma raison. » Que pensa M. de Rémusat de cette déclaration plus flatteuse que rassurante ? Apparemment il fit ses réflexions, mais sans appuyer. Que deviendrait la paix de l’âme, si l’on appuyait trop ? Mme de Rémusat avait un mari comme il y en a peu. Ce n’était pas son seul bonheur ; le fils de grande espérance qu’elle avait eu à dix-sept ans faisait son orgueil, ses délices. On s’entendait à merveille, on s’adorait. Il avait l’esprit si ouvert, si prompt, si délié ! Sa mère lui apprenait la vie et le monde, elle n’avait pas besoin d’en dire bien long, il comprenait à demi-mot et devinait le reste. Sainte-Beuve a comparé cette heureuse enfance à une promenade, dans laquelle un très jeune frère rejoint à pas inégaux une sœur aînée, qui lui fait signe et qui l’attend. — « Il n’y a pas entre votre âge et le mien, lui écrivait-elle, un assez long espace pour que je ne comprenne pas votre jeunesse. Les têtes de femmes demeurent toujours jeunes, et dans celle des mères, il y a toujours un côté qui se trouve avoir justement l’âge de leur enfant. » En écrivant à son mari, elle se tenait et se contenait ; à son fils seul elle osait tout dire, les bagatelles qui l’occupaient, ses folies, ses doutes, ses imaginations, les aventures de son esprit. Il lui arrivait même quelquefois de le trouver trop sage, trop réservé, un peu prude. Elle lui demandait brusquement ce qu’il faisait de ses dix-huit ans. Elle se sentait revivre en lui, il était sa seconde jeunesse ; elle entendait qu’il eût son roman et quelque chose à lui conter : — « On assure qu’il vous prend des accès de mélancolie et même de découragement, parce que vous ne savez pas comment arriver avec de certaines dames où vous voudriez… La tante qui fait des vers me paraît tout juste comme la Marceline qui fait aussi palpiter votre cœur. Vous allez me dire peut-être, pour continuer la citation : Mais c’est une femme ! et moi, malgré ma dignité maternelle, est-ce que je rirai comme Suzanne ? » Mais il n’admettait pas qu’on fît de lui un Chérubin, il prétendait qu’il n’avait pas la peau assez blanche pour cela. Toujours ferme à la parade, il ne se laissait point approcher ; il ne se confessait qu’en vers, la poésie ne craint pas le vague :


Nos romances de troubadour
Sont souvent des effets sans cause,
Et si je vous parle d’amour,
C’est pour parler de quelque chose,
Car j’ai le malheur, entre nous,
De n’en pouvoir parler qu’à vous.


C’est ainsi que ce fils discret tenait à distance une mère trop questionneuse. Dans son dépit, elle lui reprochait d’être un peu sec ; mais son grief n’était pas sérieux. Quand elle recevait ses lettres, il lui suffisait d’en voir l’adresse pour s’attendrir : « Je suis un peu sur votre sujet comme cet homme qui, en lisant l’affiche de la Comédie-Française et en voyant l’annonce d’Andromaque, se mettait à pleurer et disait : « Oh ! que cela sera touchant ! » Au lendemain des cent jours, Mme de Remusat était à Toulouse ; son mari venait d’être nommé préfet de la Haute-Garonne. Leur fils suivait à Paris des études de droit, de sciences, de lettres et aussi de politique. Le ministère du duc de Richelieu s’occupait du traité de paix, les chambres s’étaient ouvertes. Le jeune étudiant, qui par ses hautes et nombreuses relations, était à même de se bien renseigner, observait tout, jugeait les hommes et les choses. De Paris à Toulouse, on échangeait ses réflexions, ses pensées, ses craintes, ses espérances. Les deux volumes dans lesquels M. Paul de Rémusat a réuni les lettres que s’écrivirent son père et sa grand’mère du mois de novembre 1815 au mois de janvier 1817 abondent en curieux détails, en anecdotes piquantes[1]. Comme le dit l’aimable et spirituel éditeur, « cette correspondance retrace les premiers jours de ce gouvernement parlementaire qui est l’honneur de notre siècle, et dont la fortune est associée depuis tantôt quatre-vingts ans à la fortune de la France. » A vrai dire, ce nouveau régime, qui devait avoir ses années de gloire, s’annonçait bien mal. Jamais enfant souffreteux, chétif et criard ne débuta plus tristement dans la vie. On pouvait douter qu’il fût né viable.

M. de Rémusat avait accepté une lourde tâche en se chargeant de représenter l’ordre, la modération, les idées de gouvernement dans une ville comme Toulouse, livrée à tous les excès, à toutes les intempérances de l’esprit de faction, dans une ville où le général Ramel venait d’être assassiné par ces volontaires royalistes qu’on appelait les verdets. Il fallait contenir dans le devoir des énergumènes toujours prêts à se porter à quelque extrémité ; il fallait prendre de l’empire sur-des têtes surchauffées, qui ne voulaient entendre à rien, qui avaient décidé qu’un bon tiers des Français méritait d’être roué, le second tiers d’être pendu et qu’on devait confier au troisième le soin de pendre et de rouer les deux autres. Sur les bords de la Garonne, plus qu’ailleurs, le métier de préfet demandait un esprit toujours actif, ingénieux, fertile en expédiens, une main ferme autant que douce et paternelle. On était tenu de n’employer que des remèdes bénins ; autrement le gouvernement se serait plaint « que l’humeur personnelle avait ajouté aux humeurs du pays, qu’on aurait pu avoir plus de douceur et de patience. » En quittant Toulouse, le duc d’Angoulême avait dit à M. de Rémusat : « Vous administrez bien, mais vous ne soignez pas assez ma noblesse de cette ville ; elle est importante, et il est dans l’intérêt du roi qu’on la ménage. » En peu de mois, cette noblesse provinciale, qui correspondait par-dessus la tête des autorités avec les hauts personnages dont s’entouraient et le duc d’Angoulême et Monsieur, avait ameuté contre elle toute la bourgeoisie par ses prétentions et sa morgue.

Ces vicomtesses marquis, dont la superbe se donnait carrière, causaient au préfet mille embarras, mille difficultés. S’avisait-il de leur battre froid, il se voyait recherché aussitôt par les ex-jacobins, qui cherchaient à le compromettre. Il fallait tenir à distance ces dangereux amis, leur prouver qu’on n’était pas de leur bord, et se défier de tout le monde, même des infidélités de la poste, « Dans un pays comme celui-ci il faut, ou tâcher de voir les deux partis, à quelque prix que ce soit, ou se renfermer absolument, comme si on avait la peste, et prendre la position attristante d’un préfet des cent jours. » La situation de M. de Rémusat était d’autant plus délicate que, durant de longues années, il avait servi l’empereur, « Je n’estime pas, disait La Bruyère, que l’homme soit capable de former un projet plus vain que de prétendre échapper à toute sorte de critique. » Le préfet de Toulouse aurait été le plus chimérique des administrateurs s’il s’était flatté de contenter personne, d’obtenir le plus mince éloge de qui que ce fût. Son équité témoignait de la tiédeur de son zèle, sa modération lui était imputée à lâcheté.

Dans quelque parti que nous nous enrôlions, c’est notre maladie à nous autres Français de ne pas compter assez avec l’histoire, de prétendre asservir la destinée à nos programmes. Les ultra-royalistes de 1815 se proposaient d’en finir d’un coup avec la France nouvelle. On avait raison de les appeler les jacobins blancs. Ils entendaient détruire l’œuvre de la révolution par les moyens mêmes qu’elle avait employés pour s’établir. Ils voulaient emprunter la terreur à la convention et l’arbitraire à Napoléon Ier. Ils attaquaient les institutions, ils conservaient les procédés. C’est ce qui faisait dire plus tard à Paul-Louis Courier que l’empire durait encore, que l’esprit de Bonaparte n’était pas à Sainte-Hélène, qu’il était en France dans les hautes classes. A leurs âpres et implacables rancunes les jacobins blancs joignaient de mystiques fureurs. Leurs haines s’appuyaient de Dieu, leurs appétits se réclamaient du droit divin, leurs blâmes étaient des anathèmes, leurs censures des excommunications. Ils partageaient les Français en bons et en mauvais sujets, en bien pensans et en mal pensans, en élus et en réprouvés. Les élus étaient les purs, ceux qui étaient plus royalistes que le roi Louis XVIII et maudissaient la charte comme une œuvre de Satan. Les réprouvés comprenaient les bonapartistes, les libéraux, les philosophes, les fédérés et ces pauvres paysans tout éperdus qui croyaient que l’empereur allait revenir de son île avec une armée de nègres à trois yeux, qu’il fallait se hâter de cacher les drapeaux blancs. Goethe prétendait qu’au dernier jour, le juge suprême, après avoir placé les boucs à sa gauche et les brebis à sa droite, dirait aux hommes de bon sens : « Vous autres, mettez-vous tout droit devant moi afin que j’aie le plaisir de vous regarder. » En 1816, Toulouse avait pour préfet un de ces hommes de bon sens qui ne sont ni boucs ni brebis. Mais Mme de Rémusat se plaignait que dans la ville qu’il administrait le bon sens était un grave inconvénient. « C’est comme si on voulait parler raison aux habitans de Charenton. »

Les ultras exigeaient que l’administration, la justice, la gendarmerie fussent à leur dévotion et s’employassent à servir leurs jalouses colères. Ils demandaient qu’on ne fit pas de quartier aux mal pensans, que tout fût permis aux purs. Des verdets avaient entraîné dans une maison écartée un innocent qui rentrait chez lui ; le pistolet au poing, ils lui avaient fait signer un billet de deux mille francs. On s’indignait que le procureur du roi eût consenti à recevoir la déposition de la victime. D’autres verdets avaient roué de coups un pauvre diable de coiffeur, soupçonné d’avoir mis autrefois des papillotes à Mme Bonaparte ; ils ne furent point inquiétés. Un commissaire de police, nommé Beaurecueil, grand dépisteur de fédérés, plus royaliste que toute la ville, protégé, comme il s’en vantait, par le duc de Brancas, fatiguait les autorités de ses dénonciations téméraires. Dans un dîner dont il était, deux couverts d’argent vinrent à manquer ; on les retrouva dans ses bottes. On tâcha d’étouffer l’affaire, qui n’aurait point eu de suites, si le préfet n’eût parlé haut et rendu quelque courage au ministère public. Devant le tribunal, Beaurecueil allégua que, pendant les cent jours, un fédéré lui avait appliqué un coup de sabre sur la tête, que ce coup lui avait un peu dérangé la cervelle, qu’il avait quelquefois des absences, qu’il était saisi d’un tic qui le portait à enfouir dans ses grandes bottes tout ce qu’il voyait. Son excuse parut insuffisante, on le condamna à huit ans de galères, lui, son tic et ses bottes, malgré les vives réclamations des ultras, qui levaient les bras au ciel et criaient haro sur les juges.

Les jacobins blancs s’occupaient principalement de réclamer l’épuration de tous les services publics. Si le préfet les eût écoutés, il eût mis tout le monde à pied. Il était accablé de lettres qui signifiaient à peu près : « Un tel est un drôle, donnez-moi bien vite sa place. » Ces quémandeurs, qui auraient voulu exclure de tout emploi « quiconque avait trempé dans les souillures du service de Bonaparte, » avaient souvent peu d’orthographe et encore moins de vergogne. Nombre de ces purs avaient sollicité jadis les bonnes grâces des préfets impériaux : a En vérité, ma petite, écrivait Mme de Rémusat à sa sœur Mme de Nansouty, il faut que votre beau-frère soit un bien bon homme, car il a des cartons pleins de lettres, de demandes, de mémoires, laissés par ses prédécesseurs et signés par les plus purs d’aujourd’hui, qui prouvent que s’ils n’obtenaient pas quelque chose, ce n’était pas faute de courtiser l’autorité. Un autre que lui pourrait tirer des vengeances assez malignes avec ces paperasses. » Pour extorquer les destitutions désirées, toute illégalité semblait bonne. M. de Rémusat s’en plaignait-il, on lui représentait qu’on ne pouvait travailler avec trop de zèle à la bonne cause, qu’il fallait tous mettre la main à la pâte, que la loi était faite pour les temps tranquilles. On demandait des épurations jusque dans le clergé, on accusait l’archevêque de ne pas nettoyer assez la vigne du Seigneur. Beaucoup de desservans étaient suspects de tiédeur ou d’hérésie. Plus tard, on chargea le moine de refaire l’éducation du curé, et ce fut alors que Paul-Louis s’écria : « Dieu nous livre au picpus. Ta volonté, Seigneur, soit faite en toute chose ! Mais qui l’eût dit à Austerlitz ? »

C’étaient d’étranges gens que les ultra-royalistes. S’ils faisaient peu de cas de la loi, ils tenaient peu de compte de leur roi, de ses volontés, de ses désirs, de ses vrais intérêts. Ils lui contestaient jusqu’au droit d’être clément, ils voulaient que leur maître fût l’humble et docile serviteur de leurs passions. Autant qu’il était en eux, ils diminuaient, ils ravalaient son autorité. A Paris, la chambre introuvable se mêlait de ce qui ne la regardait pas, empiétait sur le pouvoir exécutif, sur les prérogatives royales, se permettait de critiquer des choix, de dicter des nominations. En province, on tenait des propos cavaliers sur le souverain, on le traitait fort lestement, on lui marchandait son respect, son obéissance, on lui faisait ses conditions, on lui mettait le marché à la main : « Des conditions avec le roi ! s’écriait Mme de Rémusat. Les royalistes de cette trempe devraient prendre un autre nom ; la langue se trouve tellement faussée par l’esprit de parti qu’on unit par ne plus s’entendre. » Les ultras n’étaient que des ligueurs, des révolutionnaires retournés. La race n’en est pas morte. Aujourd’hui encore, ne voyons-nous pas de zélés monarchistes qui se réservent le bénéfice d’inventaire, qui disent résolument à leur souverain d’adoption : « Dis-moi si tu as mes opinions et je te dirai si tu es mon roi ! » — Il faut conclure de là que le royalisme est bien malade ; il l’était déjà en 1816.

Passe encore si le préfet de Toulouse n’avait eu affaire qu’aux vicomtes et aux marquis. Les marquises et les vicomtesses lui donnaient encore plus de tracas par l’âcreté de leur humeur, par la violence de leurs propos. En matière de haine, l’homme a des pudeurs que la femme ignore. Ses iniquités lui inspirent une confusion secrète qui le porte à les colorer, à sauver les apparences. La femme qu’une mouche a piquée se sent à l’aise dans l’injustice, elle y prend un plaisir extrême. Parmi les belles Toulousaines, il y avait des blondines qui demandaient des exécutions, des gibets ; plus d’une aimable dévote plaignait de tout son cœur l’assassin du général Lagarde. Quand on arrêta Beaurecueil, l’homme au tic, Mme de P… déclara que c’était une infâme manœuvre, que les jacobins avaient voulu perdre cet héroïque défenseur de la bonne cause en fourrant des couverts d’argent dans ses bottes. D’autres disaient : — « Comment ! Il avait besoin de couverts, ce pauvre homme ! Que n’en demandait-il ? Nous lui en aurions toutes donné. » — Ce qu’il y avait de plus grave, c’est que ces jacobines blanches prenaient à l’envi sous leur patronage les associations clandestines que le préfet avait l’ordre de poursuivre et de supprimer. Elles aimaient à recevoir des sermens secrets de vengeance, on aimait à s’agenouiller devant elles pour les prêter : — « Ce sont les femmes et toujours les femmes, disait Mme de Rémusat, qui échauffent tout cela. Les confesseurs devraient ordonner l’amour pour pénitence. On arriverait ensuite à la sagesse par ce singulier chemin. »

Elle se flattait cependant qu’à force de politesse, elle apprivoiserait ces orgueils et ces fureurs, qu’en leur procurant des plaisirs, elle réussirait à les distraire. Elle recevait beaucoup, elle donnait des bals blancs, elle pensait que la douceur et le violon viennent à bout de bien des choses. Ses inventions étaient en pure perte. Pour lui faire pièce, Mme de H… projetait d’organiser une fête des purs, où l’on n’inviterait que les gens qui n’avaient rien fait depuis quinze ans. Une autre de ces furibondes déclarait qu’on ne pouvait sans déshonneur mettre les pieds dans les salons de la préfecture ; elle disait à qui voulait l’entendre : — « M. de Rémusat est un coquin, et il faut être des coquins point aller chez lui. » — Malgré sa mansuétude, si imperturbable que fût son flegme, M. de Rémusat sentait par instans la patience lui échapper, la nausée le prenait ; sa seule consolation était de conter ses douleurs à son chat. Il est certain qu’un beau chat est un être consolant. Soit qu’il dorme sur son museau ou roulé en boule, in se ipso totus, teres atque rotundus, soit que, sortant de son repos, il étire sa longue échine, baille et nous regarde de ses yeux verts. Il nous enseigne toute la philosophie d’Horace, les indifférences, les mépris qui sont nécessaires au bonheur. Le chat de la préfecture était adoré de ses maîtres, quoiqu’il eût de regrettables lubies. Il était sujet à se tromper sur les saisons. Abusé par la douceur d’un beau mois de janvier, il se croyait au printemps ; les amandiers en fleur réveillaient brusquement sa jeunesse, il plantait là son monde, partait, ne revenait plus. Il fallait courir après lui ; le préfet et la préfète l’allaient chercher jusque sur les gouttières. Il reparaissait quelques jours plus tard affamé, l’air confus et dolent, honteux de son aventure, une oreille déchirée, une patte foulée, le corps râpé et amaigri, promettant de ne plus recommencer. C’était un chagrin qui s’ajoutait aux autres.

C’est la marque d’un esprit ; distingué que de savoir employer à son instruction les hommes et les choses qui lui déplaisent. Mme de Rémusat était à une dure école, elle s’y instruisait tous les jours. Elle avait commencé par être beaucoup plus autoritaire que libérale. Elle avait applaudi au coup d’état du 18 brumaire, qui semblait préserver à jamais la France des désordres du directoire comme des convulsions de la terreur. Elle avait approuvé, la proclamation de l’empire. Elle s’était déclarée satisfaite « de la liberté réglée » que Napoléon Ier octroyait à ses sujets. Quand cet homme à la main pesante eut lassé sa patience et son admiration, elle lui reprit son cœur, tourna ailleurs ses espérances. Elle vit avec plaisir revenir les Bourbons, la paix revenait avec eux. Elle était d’avis que la France avait surtout besoin d’être bien administrée, que de bons préfets, appliqués et corrects, suffisaient amplement à son bonheur, que l’essentiel dans ce monde est l’ordre et le repos. Mais les expériences qu’elle faisait à Toulouse, les sottises et les déraisons des purs lui avaient ouvert les yeux en lui révélant les origines de la révolution, ses causes et son utilité. Dès le mois de janvier 1817, elle écrivait à son fils : « On supportait encore le despotisme de Bonaparte, outre qu’il était consolidé par ses victoires, parce qu’on sentait qu’il ne produisait qu’un retard passager. On s’était arrêté, mais on ne reculait pas, et le nez de la révolution se laissait deviner sous son manteau impérial… La révolution est forte, et moi aussi je suis d’avis qu’on la comprime dans ses excès, mais pour y parvenir, il faut la légitimer dans ses libertés. Voilà mon mot, comme dit Figaro ; gardez-le pour vous. »

L’influence et les avertissemens de son fils avaient contribué plus que les folies des jacobins blancs à l’affranchir de ses préjugés, à modifier ses jugemens. Au début, elle le raillait, lui cherchait plus d’une querelle. Peu à peu, elle en vint à se dire : C’est lui qui a raison. Elle finit par penser à peu près comme lui. Le frère très cadet avait devancé sa sœur aînée, et c’est une chose étonnante que la précoce maturité de ce jeune libéral de dix-huit ans, pour qui la vie et la politique semblaient n’avoir plus de secrets. Sans négliger son droit et les cours de la Sorbonne, il étudiait l’art d’être un homme du monde et de ne pas devenir un mondain. Très répandu, très goûté, il allait chercher dans les salons du plaisir, des nouvelles, une pâture pour les, infinies curiosités de son esprit ; il n’y cherchait pas ses opinions, il se chargeait de se les faire lui-même. Qu’il eût causé avec M. Mole, M. Pasquier ou le prince de Talleyrand, il réservait son indépendance, révisait les jugemens et les cassait quelquefois. Ce jeune esprit avait. déjà trouvé son équilibre et raisonnait d’aplomb sur toute chose. Mais, comme Zadig, il n’affectait rien et savait respecter la faiblesse des hommes ; il avait découvert que l’orgueil de la raison est le plus insupportable de tous.

Ce qui se passait autour de lui l’attristait souvent. Le spectacle d’un pays où le malheur ne faisait qu’irriter la haine lui était pénible, il déclarait qu’il n’y a rien de si hideux que des hommes qui se battent sur des ruines. Mais il augurait bien de l’avenir, son optimisme réfléchi lui rendait sa gaîté, les démences dont il était témoin lui servaient à mieux jouir de son bon sens, et c’est un des plaisirs exquis de la vie que de se sentir sage parmi des fous qu’on n’est pas chargé de guérir ou de gouverner. On voit passer dans les lettres qu’il adressait à sa mère des figures et des masques bien étranges. En apprenant la condamnation du maréchal Ney, une petite femme lève ses yeux bleus au ciel et s’écrie : « Quelle douce satisfaction ! » Une autre petite femme en rose, l’air pincé, les lèvres serrées, dit au garde des sceaux : « Monsieur le ministre, j’espère au moins qu’on va nous rendre nos anciens supplices. » Quelqu’un à qui on cite les Provinciales répond d’un ton sec qu’il n’a pas l’habitude d’aller chercher ses opinions en province. Un M. de Saint-Romain propose de fermer les écoles pour dix ans, parce que l’ignorance vaut mieux que les mauvais principes. Que d’inepties sont débitées « par des orateurs séraphiques dans une chambre travaillée de mains de prêtres ! » Tel député demande qu’on livre la fortune publique aux communautés et qu’on restitue l’état civil au clergé. Tel autre désire qu’on place un crucifix derrière le fauteuil du président et réclame du même coup le rétablissement de la potence. Un troisième voulait qu’on remplaçât par des rois de France la statue de Cicéron, qu’il prenait pour Mucius Scévola, ce qui fit dire dans tout Paris qu’il fallait mettre Pépin le Bref sur la tribune et en exclure Louis le Bègue : « La société est assez divertissante. On s’y dit des injures sans se brouiller. J’ai sous les yeux deux femmes qui sont les plus drôles du monde : « Alix, ne dites pas cela, ou je m’en vais. — Comment ! que je ne dise pas ! Mais je vous assure, ma très chère, que vos amis sont tous des gredins. — Les vôtres n’ont ni raison ni honneur. — Je n’aime pas les coups de patte. — C’est que vous aimez les coups de poignard… Et moi, je pouffe de rire. » Après avoir ri, il taillait bien vite sa plume, il composait d’agréables chansons, où sa gaîté s’épanchait en malice. Il égratignait tout le monde, il n’écorchait personne.

Sa mère goûtait ses petits vers, mais elle trouvait qu’il se moquait trop ; elle craignait que l’abus des épigrammes et de la critique ne le gâtât. Il s’appliquait à la rassurer. Au goût des couplets il joignait un amour naissant pour la philosophie qui devait être jusqu’à la fin sa grande, sa vraie passion, et la philosophie lui avait appris que les idées sont des puissances, qu’elles travaillent sourdement, qu’elles font leur chemin dans l’ombre. « Bien travaillé, bonne taupe ! » disait Hamlet. L’apprenti philosophe signifiait à sa mère qu’en dépit des préjugés et de tous les obstacles, le triomphe des idées libérales était assuré, que la France trouverait dans un régime de liberté constitutionnelle un adoucissement.à ses malheurs, une consolation de ses défaites. Après l’avoir taxé d’esprit sec, elle le traitait d’utopiste, après quoi elle trouvait qu’il était tout simplement parfait, qu’il savait concilier le sérieux avec l’heureuse légèreté de ses années, la moquerie avec la générosité et la chaleur de l’âme. Il avait chanté au Rocher de Cancale d es couplets où il célébrait les joies du bel âge :


Tant qu’il durera,
Larirette,
On en jouira,
Larira.
Quand il passera,
L’on poursuivra
Un cordon, un duché, la barrette…
Puis on vieillira,
Larirette,
Et l’on s’en ira,
Larira.


Il parlait pour les autres, car il n’a jamais vieilli. C’était un genre d’accident qui lui semblait bizarre et lui inspirait une dédaigneuse pitié.

Nous sommes vieux le jour où nous ne disposons plus de nous, le jour où nous devenons les prisonniers de nos souvenirs et de notre passé. L’auteur des couplets sur le bel âge est toujours resté jeune parce qu’il a gardé jusqu’à la fin toute la liberté - de son esprit. Il y a deux méthodes pour la sauver : les chansons et la métaphysique ; il a usé de l’une et de l’autre. Il a été toute sa vie un sceptique idéaliste. Il parlait, avec quelque ironie des événemens d’ici-bas ; il savait que la machine ronde est sujette à se déranger ; mais il croyait à quelque chose qui ne se dérange jamais et qui se mêle de nos destinées ; il était fermement persuadé que la raison finit par avoir raison. Il a eu ses métamorphoses ; s’il n’a jamais varié dans ses principes, il était toujours prêt à en changer la forme, à les accommoder aux circonstances. Il lui en a moins coûté qu’à tout autre monarchiste parlementaire d’admettre la république ; il y avait de la bonne humeur et de l’espérance dans ses résignations. Mieux que personne, il a pratiqué la maxime du philosophe qui définissait la sagesse, l’art de se prêter au monde en lui demeurant supérieur. Il nous disait, peu d’années avant sa mort, qu’il se sentait à la fois très indifférent et très passionné ; quand on tient beaucoup aux grandes choses, on se soucie médiocrement des petites, et on n’attache pas son bonheur à la roue de la fortune. Cet éminent penseur doublé d’un homme d’état a été plus d’une, fois ministre, et chaque fois il a quitté le pouvoir sans chagrin, sans regret, avec un sentiment sincère de délivrance, bénissant le sort qui l’arrachait aux ennuis, aux misères de la politique courante et le rendait à ses livres et à ses pensées. Il avait à peine dix-neuf ans quand il écrivait à sa mère : « Ne comptons sur rien payons soin seulement que le sort nous trouve armés et préparons-nous des biens qu’on ne perd pas. Montesquieu a dit cette parole, qui doit être la règle perpétuelle de notre conduite si nous sentons que nous ne sommes pas faits comme tout le monde. « Le mérite console de tout. » C’est un livre que ce mot-là, c’est une vie tout entière. » Oui, vraiment, le mérite console de tout, même d’être battu dans une élection par M. Barodet.

Dans le temps où cette mère et ce fils échangeaient leurs réflexions en faisant assaut d’esprit et de bon sens, les troupes alliées occupaient encore Paris, et la situation de la France, en proie à des fureurs intestines, était aussi triste qu’alarmante. Elle n’avait, pour résister aux périlleux entraînemens d’une chambre affolée, qu’un ministère faible, timide, mal assis, et, comme le remarquait M. de Villèle, « quand des ministres ne sont pas forts, une chambre se laisse mener par ses plus mauvaises têtes. » C’était à peu près vers cette époque qu’une femme louche demandait à M. de Talleyrand comment allaient les affaires et qu’il répondait : « Comme vous voyez, madame. » Toutes les fois qu’on étudie l’histoire de la restauration, soit dans le beau livre de M. de Viel-Castel, soit dans des récits familiers et des documens anecdotiques, on se convainc que, si les Bourbons étaient rentrés douze ans plus tôt, la France nouvelle ne se serait sauvée qu’au prix d’une guerre civile, et on pardonne beaucoup de choses à Napoléon Ier parce que c’est lui qui a établi la nouvelle société sur des fondemens si solides que l’édifice construit par son génie a pu défier toutes les tempêtes. On se dit aussi que les partis font toujours le contraire de ce qu’ils veulent, que cette chambre introuvable qui aspirait à restaurer l’ancien régime a contribué malgré elle à créer la monarchie parlementaire, que ses perpétuelles irrévérences ont accoutumé le gouvernement royal à se laisser contrôler et discuter. Mais on se dit surtout que la France a traversé de bien lugubres défilés et qu’elle a su en sortir. Convertie à l’optimisme de son fils, Mme de Rémusat lui écrivait le 13 juin 1816 : « Que tout cela est embrouillé, mon enfant ! Et cependant j’ai la persuasion intime que d’utiles clartés sortiront de tout ce chaos. Laissons crier, et disons entre nous que la nation française sera quelque jour encore une belle nation. »

Étrange pays que la France ! on dirait parfois qu’elle s’applique à justifier toutes les craintes qu’on peut concevoir pour son avenir, et finalement elle donne toujours tort à ceux qui en désespèrent.


G. VALBERT.

  1. Correspondance de M. de Rémusat pendant les premières années de la restauration, publiée par son fils Paul de Rémusat, sénateur. Calmann Lévy, 1884.