Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 4

4.

Réponse de Gœthe. Observations sur le jugement émis par Schiller dans la lettre précédente.

Pour l’anniversaire de ma naissance[1], qui aura lieu cette semaine, je ne pouvais recevoir de présent plus agréable que votre lettre. Vous y tracez d’une main amie le résumé de mon existence, et l’intérêt que vous me témoignez m’excitera à faire de mes forces un usage plus assidu et plus actif.

Il n’y a point de pure jouissance ni de vraie utilité qui ne soit réciproque ; aussi me fais-je une fête de vous dire un de ces jours quels avantages j’ai retirés de votre conversation ; moi aussi je date une époque nouvelle de ces jours passés avec vous[2], et je suis bien heureux d’avoir, sans grands encouragements, persisté dans ma voie, puisqu’il semble aujourd’hui qu’après une rencontre si inattendue, c’est ensemble que nous continuerons notre marche. J’ai toujours apprécié la conviction si noble et si rare qui paraît dans tout ce que vous avez écrit et fait, et je puis avoir quelque droit d’être mis au fait par vous-même du développement de votre esprit, surtout dans ces dernières années. Quand nous nous serons mutuellement éclairés sur le point où nous sommes parvenus, nous pourrons poursuivre avec plus de continuité le cours de nos travaux communs.

Je vous communiquerai avec joie tout ce qui me concerne, tout ce qui est en moi ; car je sens moi-même très-vivement que mon entreprise dépasse de beaucoup la mesure des forces humaines et leur durée terrestre, et je pourrai bien en déposer en vous une bonne part, non-seulement pour la conserver, mais encore pour la vivifier.

Vous verrez bientôt vous-même quels avantages je retirerai de l’intérêt que vous prenez à mes travaux ; une connaissance plus intime vous découvrira bien vite en moi une sorte d’obscurité et d’indécision, que je ne puis toujours dominer, malgré la conscience très-claire que j’en ai. De semblables dispositions se rencontrent souvent dans notre nature, et, à condition qu’ils ne soient pas trop tyranniques, nous nous laissons assez volontiers diriger par elles.

J’espère passer bientôt quelque temps auprès de vous ; nous aurons alors bien des choses à nous dire.

Ettersburg[3], le 27 août 1794.
Gœthe.

  1. Gœthe était né le 28 août 1749, à Francfort-sur-le-Mein ; il avait à cette époque quarante-cinq ans ; Schiller, né le 10 novembre 1759 à Marbach (Wurtemberg), était plus jeune que lui de dix ans.
  2. Ces expressions méritent d’être remarquées ; elles prouvent toute l’importance que Gœthe attachait à ses rapports avec Schiller, et ce qu’il en espérait pour le développement de son propre génie. Il emploie les mêmes termes, en écrivant à d’autres amis, à Meyer, à Madame de Kalb.
  3. Ettersburg, sur l’Ettersberg, résidence d’été du grand-duc, à une lieue et demie de Weimar.