Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, mai 1646

- Descartes à Élisabeth - Mai 1646 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - La Haye, juillet 1646


Madame,

L'occasion que j'ai de donner cette lettre à M. de Beclin, qui m'est très intime ami, et à qui je me fie autant qu'à moi-même, est cause que je prends la liberté de m'y confesser d'une faute très signalée que j'ai commise dans le Traité des passions, en ce que, pour flatter ma négligence, j'y ai mis, au nombre des émotions de l'âme qui sont excusables, une je ne sais quelle langueur qui nous empêche quelquefois de mettre en exécution les choses qui ont été approuvées par notre jugement. Et ce qui m'a donné le plus de scrupule en ceci, est que je me souviens que Votre Altesse a particulièrement remarqué cet endroit, comme témoignant n'en pas désapprouver la pratique en un sujet où je ne puis voir qu'elle soit utile. J'avoue bien qu'on a grande raison de prendre du temps pour délibérer, avant que d'entreprendre les choses qui sont d'importance ; mais lorsqu'une affaire est commencée, et qu'on est d'accord du principal, je ne vois pas qu'on ait aucun profit de chercher des délais en disputant pour les conditions. Car si l'affaire, nonobstant cela, réussit, tous les petits avantages qu'on aura peut-être acquis par ce moyen ne servent pas tant que peut nuire le dégoût que causent ordinairement ces délais; et si elle ne réussit pas, tout cela ne sert qu'à faire savoir au monde qu'on a eu des desseins qui ont manqué. Outre qu'il arrive bien plus souvent, lorsque l'affaire qu'on entreprend est fort bonne, que, pendant qu'on en diffère l'exécution, elle s'échappe, que non pas lorsqu'elle est mauvaise. C'est pourquoi je me persuade que la résolution et la promptitude sont des vertus très nécessaires pour les affaires déjà commencées. Et l'on n'a pas sujet de craindre ce qu'on ignore; car souvent les choses qu'on a le plus appréhendées, avant que de les connaître, se trouvent meilleures que celles qu'on a désirées. Ainsi le meilleur est en cela de se fier à la providence divine, et de se laisser conduire par elle. je m'assure que Votre Altesse entend fort bien ma pensée, encore que je l'explique fort mal, et qu'elle pardonne au zèle extrême qui m'oblige d'écrire ceci; car je suis, autant que je puis être, etc.