Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 31 Janvier 1648

- Élisabeth à Descartes - Berlin, 5 décembre 1647 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Crossen, 30 juin 1648.


Madame,

J'ai reçu les lettres de Votre Altesse du 23 décembre presque aussitôt que les précédentes, et j'avoue que je suis en peine touchant ce que je dois répondre à ces précédentes, à cause que Votre Altesse y témoigne vouloir que j'écrive le Traité de l'Erudition, dont j'ai eu autrefois l'honneur de lui parler, Et il n'y a rien que je souhaite avec plus de zèle, que d'obéir à vos commandements ; mais je dirai ici les raisons qui sont cause que j'avais laissé le dessein de ce traité, et si elles ne satisfont à Votre Altesse, je ne manquerai pas de le reprendre.

La première est que je n'y saurais mettre toutes les vérités qui y devraient être, sans animer trop contre moi les gens de l'Ecole, et que je ne me trouve point en telle condition que je puisse entièrement mépriser leur haine. La seconde est que j'ai déjà touché quelque chose de ce que j'avais envie d'y mettre, dans une préface qui est au-devant de la traduction française de mes Principes, laquelle je pense que Votre Altesse a maintenant reçue. La troisième est que j'ai maintenant un autre écrit entre les mains, que j'espère pouvoir être plus agréable à Votre Altesse : c'est la description des fonctions de l'animal et de l'homme. Car ce que j'en avais brouillé, il y a douze ou treize ans, qui a été vu par Votre Altesse, étant venu entre les mains de plusieurs qui l'ont mai transcrit, j'ai cru être obligé de le mettre plus au net, c'est-à-dire, de le refaire. Et même je me suis aventuré (mais depuis huit ou dix jours seulement) d'y vouloir expliquer la façon dont se forme l'animal dès le commencement de son origine. Je dis l'animal en général ; car, pour l'homme en particulier, je ne l'oserais entreprendre, faute d'avoir assez d'expérience pour cet effet.

Au reste, je considère ce qui me reste de cet hiver, comme le temps le plus tranquille que j'aurai peut-être de ma vie; ce qui est cause que j'aime mieux l'employer à cette étude, qu'à une autre qui ne requiert pas tant d attention. La raison qui me fait craindre d'avoir ci-après moins de loisir, est que je suis obligé de retourner en France l'été prochain , et d'y passer l'hiver qui vient; mes affaires domestiques et plusieurs raisons m'y contraignent. On m'y a fait aussi l'honneur de m'y offrir pension de la part du Roi, sans que je l'aie demandée; ce qui ne sera point capable de m'attacher, mais il peut arriver en un an beaucoup de choses. Il ne saurait toutefois rien arriver qui puisse m'empêcher de préférer le bonheur de vivre au lieu où serait Votre Altesse, si l'occasion s'en présentait, à celui d'être en ma propre patrie, ou en quelque autre lieu que ce puisse être. Je n'attends encore de longtemps réponse à la lettre touchant le Souverain Bien, pour ce qu'elle a demeuré près d'un mois à Amsterdam, par la faute de celui à qui je l'avais envoyée pour l'adresser; mais, sitôt que j'en aurai quelques nouvelles, je ne manquerais pas de le faire savoir à Votre Altesse. Elle ne contenait aucune chose de nouveau qui méritât de vous être envoyée. J'ai reçu, depuis, quelques lettres de ce pays là, par lesquelles on me mande que les miennes sont attendues, et selon qu'on m'écrit de cette princesse, elle doit être extrêmement portée à la vertu, et capable de bien juger des choses. On me mande qu'on lui présentera la version de mes Principes, et on m'assure qu'elle en lira la première partie avec satisfaction, et qu'elle serait bien capable du reste, si les affaires ne lui ôtaient le loisir.

J'envoie avec cette lettre un livret de peu d'importance, et je ne l'enferme pas en même paquet, à cause qu'il ne vaut pas le port; ce sont les insultes de M. Regius qui m'ont contraint de l'écrire, et il a été plutôt imprimé que je ne l'ai su; même on y a joint des vers et une préface que je désapprouve, quoique les vers soient de M. Heydanus, mais qui n'a osé y mettre son nom, comme aussi ne le devait-il pas. je suis, etc.