Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Paris, juin ou juillet 1648

- Élisabeth à Descartes - Crossen, 30 juin 1648. Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Crossen, juillet 1648


Madame,

Encore que je sache bien que le lieu et la condition où je suis ne me sauraient donner aucune occasion d'être utile au service de Votre Altesse, je ne satisferais pas à mon devoir, ni à mon zèle, si, après être arrivé en une nouvelle demeure, je manquais à vous renouveler les offres de ma très humble obéissance. Je me suis rencontré ici en une conjoncture d'affaires, que toute la prudence humaine n'eût su prévoir. Le Parlement, joint avec les autres Cours souveraines, s'assemble maintenant tous les jours, pour délibérer touchant quelques ordres qu'ils prétendent devoir être mis au maniement des finances, et cela se fait à présent avec la permission de la Reine, en sorte qu'il y a de l'apparence que l'affaire tirera de longue; mais il est malaisé de juger ce qui en réussira. On dit qu'ils se proposent de trouver de l'argent suffisamment pour continuer la guerre, et entretenir de grandes armées, sans pour cela fouler le peuple; s'ils prennent ce biais, je me persuade que ce sera le moyen de venir enfin à une paix générale. Mais, en attendant que cela soit, j'eusse bien fait de me tenir au pays où la paix est déjà; et si ces orages ne se dissipent bientôt, je me propose de retourner vers Egmond dans six semaines ou deux mois et de m'y arrêter jusqu'à ce que le ciel de France soit plus serein. Cependant, me tenant comme je fais, un pied en un pays, et l'autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu'elle est libre. Et je crois que ceux qui sont en grande fortune différent davantage des autres, en ce que les déplaisirs qui leur arrivent leur sont plus sensibles, que non pas en ce qu'ils jouissent de plus de plaisirs, à cause que tous les contentements qu'ils peuvent avoir, leur étant ordinaires, ne les touchent pas tant que les afflictions, qui ne leur viennent que lorsqu'ils s'y attendent le moins, et qu'ils n'y sont aucunement préparés; ce qui doit servir de consolation à ceux que la fortune a accoutumé à ses disgrâces. je voudrais qu'elle fût aussi obéissante à tous vos désirs, que je serai toute ma vie, etc.