Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Novembre 1646

- Élisabeth à Descartes - Berlin, 10 octobre 1646 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Berlin, 29 novembre 1646


Madame,

J'ai reçu une très grande faveur de Votre Altesse, en ce qu'elle a voulu que j'apprisse par ses lettres le succès de son voyage, et qu'elle est arrivée heureusement en un lieu où, étant grandement estimée et chérie de ses proches, il me semble qu'elle a autant de biens qu'on en peut souhaiter avec raison en cette vie. Car, sachant la condition des choses humaines, ce serait trop importuner la fortune, que d'attendre d'elle tant de grâces, qu'on ne pût pas, même en imaginant, trouver aucun sujet de fâcherie. Lorsqu'il n'y a point d'objets présents qui offensent le sens, ni aucune indisposition dans le corps qui l'incommode, un esprit qui suit la vraie raison peut facilement se contenter. Et il n'est pas besoin, pour cela, qu'il oublie ni qu'il néglige les choses éloignées ; c'est assez qu'il tâche à n'avoir aucune passion pour celles qui lui peuvent déplaire : ce qui ne répugne point à la charité, pour ce qu'on peut souvent mieux trouver des remèdes aux maux qu'on examine sans passion, qu'à ceux pour lesquels on est affligé. Mais, comme la santé du corps et la présence des objets agréables aident beaucoup à l'esprit, pour chasser hors de soi toutes les passions qui participent de la tristesse, et donner entrée à celles qui participent de la joie, ainsi, réciproquement, lorsque l'esprit est plein de joie, cela sert beaucoup à faire que le corps se porte mieux, et que les objets présents paraissent plus agréables.

Et même aussi j'ose croire que la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre la fortune plus favorable. Je ne voudrais pas écrire ceci à des personnes qui auraient l'esprit faible, de peur de les induire à quelque superstition; mais, au regard de Votre Altesse, j'ai seulement peur qu'elle se moque de me voir devenir trop crédule. Toutefois j'ai une infinité d'expériences, et avec cela l'autorité de Socrate, pour confirmer mon opinion. Les expériences sont que j'ai souvent remarqué que les choses que j'ai faites avec un cœur gai, et sans aucune répugnance intérieure, ont coutume de me succéder heureusement, jusques là même que, dans les jeux de hasard, où il n'y a que la fortune seule qui règne, je l'ai toujours éprouvée plus favorable, ayant d'ailleurs des sujets de joie, que lorsque j'en avais de tristesse. Et ce qu'on nomme communément le génie de Socrate n'a sans doute été autre chose, sinon qu'il avait accoutumé de suivre ses inclinations intérieures, et pensait que l'événement de ce qu'il entreprenait serait heureux, lorsqu'il avait quelque secret sentiment de gaieté, et, au contraire, qu'il serait malheureux, lorsqu'il était triste. Il est vrai pourtant que ce serait être superstitieux, de croire autant à cela, qu'on dit qu'il faisait; car Platon rapporte de lui que même il demeurait dans le logis, toutes les fois que son génie ne lui conseillait point d'en sortir. Mais, touchant les actions importantes de la vie, lorsqu'elles se rencontrent si douteuses, que la prudence ne peut enseigner ce qu'on doit faire, il me semble qu'on a grande raison de suivre le conseil de son génie, et qu'il est utile d'avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans répugnance, et avec la liberté qui accompagne d'ordinaire la joie, ne manqueront pas de nous bien réussir.

Ainsi j'ose ici exhorter Votre Altesse, puisqu'elle se rencontre en un lieu où les objets présents ne lui donnent que de la satisfaction, qu'il lui plaise aussi contribuer du sien, pour tâcher à se rendre contente; ce qu'elle peut, ce me semble, aisément, en n'arrêtant son esprit qu'aux choses présentes, et ne pensant jamais aux affaires, qu'aux heures où le courrier est prêt de partir. Et j'estime que c'est un bonheur que les livres de Votre Altesse n'ont pu lui être apportés sitôt qu'elle les attendait ; car leur lecture n'est pas si propre à entretenir la gaieté, qu'à faire venir la tristesse, principalement celle du livre de ce Docteur des Princes, qui, ne représentant que les difficultés qu'ils ont à se maintenir, et les cruautés ou perfidies qu'il leur conseille, fait que les particuliers qui le lisent, ont moins de sujet d'envier leur condition, que de la plaindre.

Votre Altesse a parfaitement bien remarqué ses fautes, et les miennes ; car il est vrai que c'est le dessein qu'il a eu de louer César Borgia, qui lui a fait établir des maximes générales, pour justifier des actions particulières qui peuvent difficilement être excusées; et j'ai lu depuis ses discours sur Tite-Live, où je n'ai rien remarqué de mauvais. Et son principal précepte, qui est d'extirper entièrement ses ennemis, ou bien de se les rendre amis, sans suivre jamais la voie du milieu, est sans doute toujours le plus sûr; mais, lorsqu'on n'a aucun sujet de craindre, ce n'est pas le plus généreux.

Votre Altesse a aussi fort bien remarqué le secret de la fontaine miraculeuse, en ce qu'il y a plusieurs pauvres qui en publient les vertus, et qui sont peut être gagés par ceux qui en espèrent du profit. Car il est certain qu'il n'y a point de remède qui puisse servir à tous les maux; mais, plusieurs ayant usé de celui-là, ceux qui s'en sont bien trouvés en disent du bien, et on ne parle point des autres. Quoi qu'il en soit, la qualité de purger, qui est en l'une de ces fontaines, et la couleur blanche avec la douceur et la qualité rafraîchissante de l'autre, donnent occasion de juger qu'elles passent par des mines d'antimoine ou de mercure, qui sont deux mauvaises drogues, principalement le mercure. C'est pourquoi je ne voudrais pas conseiller à personne d'en boire. Le vitriol et le fer des eaux de Spa sont bien moins à craindre; et pour ce que l'un et l'autre diminue la rate et fait évacuer la mélancolie, je les estime.

Car Votre Altesse me permettra, s'il lui plaît, de finir cette lettre par où je l'ai commencée, et de lui souhaiter principalement de la satisfaction d'esprit et de la joie, comme étant non seulement le fruit qu'on attend de tous les autres biens, mais aussi souvent un moyen qui augmente les grâces qu'on a pour les acquérir; et bien que je ne sois pas capable de contribuer à aucune chose qui regarde votre service, sinon seulement par mes souhaits, j'ose pourtant assurer que je suis plus parfaitement qu'aucun autre qui soit au monde, etc.