Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - La Haye, mars 1647

- Élisabeth à Descartes - Berlin, 21 février 1647 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Berlin, 11 avril 1647


Madame,

La satisfaction que j'apprends que Votre Altesse reçoit au lieu où elle est, fait que je n'ose souhaiter son retour, bien que j'aie beaucoup de peine à m'en empêcher, principalement à cette heure que je me trouve à La Haye. Et pour ce que je remarque, par votre lettre du Il février, qu'on ne vous doit point attendre ici avant la fin de l'été, je me propose de faire un voyage en France pour mes affaires particulières, avec dessein de revenir vers l'hiver; et je ne partirai point de deux mois, afin que je puisse auparavant avoir l'honneur de recevoir les commandements de Votre Altesse, lesquels auront toujours plus de pouvoir sur moi qu'aucune autre chose qui soit au monde.

Je loue Dieu de ce que vous avez maintenant une parfaite santé; mais je vous supplie de me pardonner, si j'ose contredire à votre opinion, touchant ce qui est de ne point user de remèdes, pour ce que le mal que vous aviez aux mains est passé; car il est à craindre, aussi bien pour Votre Altesse que pour Madame votre sur, que les humeurs qui se purgeaient en cette façon aient été arrêtées par le froid de la saison, et qu'au printemps elles ne ramènent le même mal, ou vous mettent en danger de quelque autre maladie, si vous n'y remédiez par une bonne diète, n'usant que de viandes et de breuvages qui rafraîchissent le sang, et qui purgent sans aucun effort. Car, pour les drogues, soit des apothicaires, soit des empiriques, je les ai en si mauvaise estime, que je n'oserais jamais conseiller à personne de s'en servir.

Je ne sais ce que je puis avoir écrit à Votre Altesse, touchant le livre de Regius, qui vous donne occasion de vouloir savoir ce que j'y ai observé; peut-être que je n'en ai pas dit mon opinion, afin de ne pas prévenir votre jugement, en cas que vous eussiez déjà le livre; mais, puisque j'apprends que vous ne l'avez point encore, je vous dirai ici ingénuement, que je n'estime pas qu'il mérite que Votre Altesse se donne la peine de le lire. Il ne contient rien, touchant la physique, sinon mes assertions mises en mauvais ordre et sans leurs vraies preuves, en sorte qu'elles paraissent paradoxes, et que ce qui est mis au commencement ne peut être prouvé que par ce qui est vers la fin. Il n'y a inséré presque rien du tout qui soit de lui, et peu de choses de ce que je n'ai point fait imprimer; mais il n'a pas laissé de manquer à ce qu'il me devait, en ce que, faisant profession d'amitié avec moi, et sachant bien que je ne désirais point que ce que j'avais écrit, touchant la description de l'animal, fût divulgué, jusque-là que je n'avais pas voulu lui montrer, et m'en étais excusé sur ce qu'il ne se pourrait empêcher d'en parler à ses disciples, s'il l'avait vu, il n'a pas laissé de s'en approprier plusieurs choses, et ayant trouvé moyen d'en avoir copie, sans mon su, il en a particulièrement transcrit tout l'endroit où je parle du mouvement des muscles, et où je considère, par exemple, deux des muscles qui meuvent il, de quoi il a deux ou trois pages, qu'il a répétées deux fois, de mot à mot, en son livre, tant cela lui a plu. Et toutefois, il n'a pas entendu ce qu'il écrivait; car il en a omis le principal, qui est que les esprits animaux qui coulent du cerveau dans les muscles, ne peuvent retourner par les mêmes conduits par où ils viennent, sans laquelle observation tout ce qu'il écrit ne vaut rien; et pour ce qu'il n'avait pas ma figure, il en a fait une qui montre clairement son ignorance. On m'a dit qu'il a encore à présent un autre livre de médecine sous la presse, où je m'attends qu'il aura mis tout le reste de mon écrit, selon qu'il aura pu le digérer ; il en eût sans doute pris beaucoup d'autres choses; mais j'ai su qu'il n'en avait eu une copie, que lorsque son livre s'achevait d'imprimer. Mais comme il suit aveuglément ce qu'il croit être de mes opinions, en tout ce qui regarde la physique ou la médecine, encore même qu'il ne les entende pas; ainsi il y contredit aveuglément, en tout ce qui regarde la métaphysique, de quoi je l'avais prié de n'en rien écrire, pour ce que cela ne sert point à son sujet, et que j'étais assuré qu'il ne pouvait en rien écrire qui ne fût mal. Mais je n'ai rien obtenu de lui, sinon que, n'ayant pas dessein de me satisfaire en cela, il ne s'est plus soucié de me désobliger aussi en autre chose.

Je ne laisserai pas de porter demain à Mademoiselle la P.S. un exemplaire de son livre, dont le titre est Henrici Regi fundamenta Physices, avec un autre petit livre de mon bon ami M. de Hogelande, qui a fait tout le contraire de Regius, en ce que Regius n'a rien écrit qui ne soit pris de moi, et qui ne soit avec cela contre moi, au lieu que l'autre n'a rien écrit qui soit proprement de moi (car je ne crois pas même qu'il ait jamais bien lu mes écrits), et toutefois il n'a rien qui ne soit pour moi, en ce qu'il a suivi les mêmes principes. Je prierai Mad. L. de faire joindre ces deux livres, qui ne sont pas gros, avec les premiers paquets qu'il lui plaira envoyer par Hambourg, à quoi je joindrai la version française de mes Méditations, si je les puis avoir avant que de partir d'ici, car il y a déjà assez longtemps qu'on m'a mandé que l'impression en est achevée. Je suis, etc.