Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, janvier 1646

- Élisabeth à Descartes - La Haye, 27 décembre 1645 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - La Haye, 25 avril 1646


Madame,

Je ne puis nier que je n'aie été surpris d'apprendre que Votre Altesse ait eu de la fâcherie, jusqu'à en être incommodée en sa santé, pour une chose que la plus grande part du monde trouvera bonne, et que plusieurs fortes raisons peuvent rendre excusables envers les autres. Car tous ceux de la religion dont je suis (qui font, sans doute, le plus grand nombre dans l'Europe), sont obligés de l'approuver, encore même qu'ils y vissent des circonstances et des motifs apparents qui fussent blâmables; car nous croyons que Dieu se sert de divers moyens pour attirer les âmes à soi, et que tel est entré dans le cloître, avec une mauvaise intention, lequel y a mené, par après, une vie fort sainte. Pour ceux qui sont d'une autre créance, s'ils en parlent mal, on peut récuser leur jugement; car, comme en toutes les autres affaires, touchant lesquelles il y a divers partis, il est impossible de plaire aux uns, sans déplaire aux autres. S'ils considèrent qu'ils ne seraient pas de la religion dont ils sont, si eux, ou leurs pères, ou leurs aïeuls n'avaient quitté la romaine, ils n'auront pas sujet de se moquer, ni de nommer inconstants ceux qui quittent la leur.

Pour ce qui regarde la prudence du siècle, il est vrai que ceux qui ont la fortune chez eux, ont raison de demeurer tous autour d'elle, et de joindre leurs forces ensemble pour empêcher qu'elle n'échappe; mais ceux de la maison desquels elle est fugitive, ne font, ce me semble, point mal de s'accorder à suivre divers chemins, afin que, s'ils ne la peuvent trouver tous, il y en ait au moins quelqu'un qui la rencontre. Et cependant, pour ce qu'on croit que chacun d'eux a plusieurs ressources, ayant des amis en divers partis, cela les rend plus considérables, que s'ils étaient tous engagés dans un seul. Ce qui m'empêche de pouvoir imaginer que ceux qui ont été auteurs de ce conseil, aient en cela voulu nuire à votre Maison. Mais je ne prétends point que mes raisons puissent empêcher le ressentiment de Votre Altesse; j'espère seulement que le temps l'aura diminué, avant que cette lettre vous soit présentée, et je craindrais de le rafraîchir, si je m'étendais davantage sur ce sujet.

C'est pourquoi je passe à la difficulté que Votre Altesse propose touchant le libre arbitre, duquel je tâcherai d'expliquer la dépendance et la liberté par une comparaison. Si un roi qui a défendu les duels, et qui sait très assurément que deux gentilshommes de son royaume, demeurant en diverses villes, sont en querelle, et tellement animés l'un contre l'autre, que rien ne les saurait empêcher de se battre s'ils se rencontrent; si, dis-je, ce roi donne à l'un d'eux quelque commission pour aller à certain jour vers la ville où est l'autre, et qu'il donne aussi commission à cet autre pour aller au même jour vers le lieu où est le premier, il sait bien assurément qu'ils ne manqueront pas de se rencontrer, et de se battre, et ainsi de contrevenir à sa défense, mais il ne les y contraint point pour cela; et sa connaissance, et même la volonté qu'il a eue de les y déterminer en cette façon, n'empêche pas que ce ne soit aussi volontairement et aussi librement qu'ils se battent, lorsqu'ils viennent à se rencontrer, comme ils auraient fait s'il n'en avait rien su, et que ce fût par quelque autre occasion qu'ils se fussent rencontrés, et ils peuvent aussi justement être punis, pour ce qu'ils ont contrevenu à sa défense. Or ce qu'un roi peut faire en cela, touchant quelques actions libres de ses sujets, Dieu, qui a une prescience et une puissance infinie, le fait infailliblement touchant toutes celles des hommes. Et avant qu'il nous ait envoyés en ce monde, il a su exactement quelles seraient toutes les inclinations de notre volonté; c'est lui-même qui les a mises en nous, c'est lui aussi qui a disposé toutes les autres choses qui sont hors de nous, pour faire que tels et tels objets se présentassent à nos sens à tel et tel temps, à l'occasion desquels il a su que notre libre arbitre nous déterminerait à telle ou telle chose; et il l'a ainsi voulu, mais il n'a pas voulu pour cela l'y contraindre. Et comme on peut distinguer en ce roi deux différents degrés de volonté, l'un par lequel il a voulu que ces gentilshommes se battissent, puisqu'il a fait qu'ils se rencontrassent, et l'autre par lequel il ne l'a pas voulu, puisqu'il a défendu les duels; ainsi les théologiens distinguent en Dieu une volonté absolue et indépendante, par laquelle il veut que toutes choses se fassent ainsi qu'elles se font, et une autre qui est relative, et qui se rapporte au mérite ou démérite des hommes, par laquelle il veut qu'on obéisse à ses lois.

Il est besoin aussi que je distingue deux sortes de biens, pour accorder ce que j'ai ci-devant écrit (à savoir qu'en cette vie nous avons toujours plus de biens que de maux) avec ce que Votre Altesse m'objecte touchant toutes les incommodités de la vie. Quand on considère l'idée du bien pour servir de règle à nos actions, on le prend pour toute la perfection qui peut être en la chose qu'on nomme bonne, et on la compare à la ligne droite, qui est unique entre une infinité de courbes auxquelles on compare les maux. C'est en ce sens que les philosophes ont coutume de dire que bonum est ex integra causa, malum ex quovis defectu. Mais quand on considère les biens et les maux qui peuvent être en une même chose, pour savoir l'estime qu'on en doit faire, comme j'ai fait lorsque j'ai parlé de l'estime que nous devions faire de cette vie, on prend le bien pour tout ce qui s'y trouve dont on peut avoir quelque commodité, et on ne nomme mal que ce dont on peut recevoir de l'incommodité; car pour les autres défauts qui peuvent y être, on ne les compte point. Ainsi, lorsqu'on offre un emploi à quelqu'un, il considère d'un côté l'honneur et le profit qu'il en peut attendre, comme des biens, et de l'autre la peine, le péril, la perte du temps, et autres telles choses, comme des maux; et comparant ces maux avec ces biens, selon qu'il trouve ceux-ci plus ou moins grands que ceux-là, il l'accepte ou le refuse. Or ce qui m'a fait dire, en ce dernier sens, qu'il y a toujours plus de biens que de maux en cette vie, c'est le peu d'état que je crois que nous devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous, et qui ne dépendent point de notre libre arbitre, à comparaison de celles qui en dépendent, lesquelles nous pouvons toujours rendre bonnes, lorsque nous en savons bien user; et nous pouvons empêcher, par leur moyen, que tous les maux qui viennent d'ailleurs, tant grands qu'ils puissent être, n'entrent plus avant en notre âme que la tristesse que y excitent les comédiens, quand ils représentent devant nous quelques actions fort funestes; mais j'avoue qu'il faut être fort philosophe, pour arriver jusqu'à ce point. Et toutefois je crois aussi que même ceux-là qui se laissent le plus emporter à leurs passions, jugent toujours, en leur intérieur, qu'il y a plus de biens que de maux en cette vie, encore qu'ils ne s'en aperçoivent pas eux-mêmes; car bien qu'ils appellent quelquefois la mort à leur secours, quand ils sentent de grandes douleurs, c'est seulement afin qu'elle leur aide à porter leur fardeau, ainsi qu'il y a dans la fable, et ils ne veulent point pour cela perdre la vie; ou bien, s'il y en a quelques-uns qui la veuillent perdre, et qui se tuent eux-mêmes, c'est par une erreur de leur entendement, et non point par un jugement bien raisonné, ni par une opinion que la nature ait imprimée en eux, comme est celle qui fait qu'on préféré les biens de cette vie à ses maux.

La raison qui me fait croire que ceux qui ne font rien que pour leur utilité particulière, doivent aussi bien que les autres travailler pour autrui, et tâcher de faire plaisir à un chacun, autant qu'il est en leur pouvoir, s'ils veulent user de prudence, est qu'on voit ordinairement arriver que ceux qui sont estimés officieux et prompts à faire plaisir, reçoivent aussi quantité de bons offices des autres, même de ceux qu'ils n'ont jamais obligés, lesquels ils ne recevraient pas, si on les croyait d'autre humeur, et que les peines qu'ils ont à faire plaisir, ne sont point si grandes que les commodités que leur donne l'amitié de ceux qui les connaissent. Car on n'attend de nous que les offices que nous pouvons rendre commodément, et nous n'en attendons pas davantage des autres; mais il arrive souvent que ce qui leur coûte peu nous profite beaucoup, et même nous peut importer de la vie. Il est vrai qu'on perd quelquefois sa peine en bien faisant, et au contraire qu'on gagne à mal faire; mais cela ne peut changer la règle de la prudence, laquelle ne se rapporte qu'aux choses qui arrivent le plus souvent. Et pour moi, la maxime que j'ai le plus observée en toute la conduite de ma vie, a été de suivre seulement le grand chemin, et de croire que la principale finesse est de ne vouloir point du tout user de finesse. Les lois communes de la société, lesquelles -tendent toutes à se faire du bien les uns aux autres, ou du moins à ne se point faire de mal, sont, ce me semble, si bien établies, que quiconque les suit franchement, sans aucune dissimulation ni artifice mène une vie beaucoup plus heureuse et plus assurée, que ceux qui cherchent leur utilité par d'autres voies, lesquels, à la vérité, réussissent quelquefois par l'ignorance des autres hommes, et par la faveur de la fortune; mais il arrive bien plus souvent qu'ils y manquent, et que, pensant s'établir, ils se ruinent. C'est avec cette ingénuité et cette franchise, laquelle je fais profession d'observer en toutes mes actions, que je fais aussi particulièrement profession d'être, etc.