Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 21 juillet 1645

Correspondance avec Élisabeth
Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (p. 251-253).

CCCXCII.

Descartes à Élisabeth.

Egmond, 21 juillet 1645.

Copie MS., Marburg, Staatsarchiv, Lettres de Descartes, no  1.


« À Madame Élizabeth, Princesse Palatine, etc. », dit Clerselier, tome I, lettre 3, p. 7-8, sans donner de date. Son texte présente quelques variantes.


Madame,

L’air a touſiours eſté ſi inconſtant, depuis que ie n’ay eu l’honneur de voir voſtre Alteſſe[1], & il y a eu des iournées ſi[2] froides pour la ſaiſon, que i’ay eu ſouuant de l’inquietude & de la crainte, que les eaux de Spa ne fuſſent pas ſi ſaines ny[3] ſi vtiles, qu’elles auroient eſté en vn tems plus ſerain ; & pour ce que vous m’auez ſait l’honneur de[4] teſmoigner que mes letres vous pourroient ſeruir de quelque diuertiſſement, pendant que les medecins vous recommendent de n’occuper voſtre eſprit a aucune choſe qui le trauaille, ie ſerois mauuais meſnager de la faueur qu’il vous a pleu me ſaire en me permettant de vous eſcrire, ſi ie manquois d’en prendre les premieres occaſions.

Ie m’imagine que la plus part des letres que vous receuez d’ailleurs, vous donnent de l’émotion, & qu’auant meſme que de les lire, vous apprehendez d’y trouuer quelques nouuelles qui vous déplaiſent, a cauſe que la malignité de la fortune vous a des long tems accouſtumée a en receuoir ſouuent de telles ; mais pour celles qui vienent d’icy, vous eſtes au moins aſſurée que, ſi elles ne vous donnent aucun ſuiet de ioye, elles ne vous en donneront point auſſy de triſteſſe, & que vous les pourrez ouurir a toutes heures[5], ſans craindre qu’elles troublent la digeſtion des eaux que vous prenez. Car, n’apprenant, en ce deſert, aucune choſe de ce qui ſe fait au reſte du monde, & n’ayant aucunes penſées plus frequentes, que celles qui, me repreſentant les vertus de voſtre Alteſſe, me font ſouhaiter de la voir auſſy hureuſe & auſſy contente qu’elle merite, ie n’ay point d’autre ſuiet, pour vous entretenir, que de parler des moyens que la Philoſophie nous enſeigne pour acquerir[6] cete ſouueraine felicité, que les ames vulgaires attendent en vain de la fortune, & que nous ne ſçaurions auoir que de nous meſmes.

L’vn de ces moyens, qui me ſemble des plus vtiles, eſt d’examiner ce que les anciens en ont eſcrit, & taſcher a rencherir par deſſus eux, en adiouſtant quelque choſe a leurs preceptes ; car ainſy on[7] peut rendre ces preceptes parfaitement ſiens, & ſe diſpoſer a les metre en pratique. C’eſt pourquoy, aſſin de ſuppleer au deſaut de mon eſprit, qui ne peut rien produire de ſoy meſme, que ie iuge meriter d’eſtre leu par voſtre Alteſſe, & affin que mes letres ne ſoyent pas entierement vuides & inutiles, ie me propoſe de les remplir dorenauant des conſiderations que ie tireray de la lecture de quelque liure, a ſçauoir de celuy que Seneque[8] a eſcrit de vitâ beatâ, ſi ce n’eſt que vous aymiez mieux en choiſir vn autre, ou bien que ce deſſein vous ſoit deſagreable. Mais ſi ie voy que vous l’approuuiez (ainſy que ie l’eſpere), & principalement auſſy, s’il vous plaiſt m’obliger tant que de me faire part de vos remarques touchant le meſme liure, outre qu’elles ſeruiront de beaucoup a m’inſtruire, elles me donneront occasion de rendre les mienes plus exactes, & ie les cultiueray auec d’autant plus de ſoin, que ie iugeray que cet entretien vous ſera plus agreable. Car il n’y a rien au monde que ie deſire auec plus de zele, que de teſmoigner, en tout ce qui eſt[9] de mon pouuoir, que ie ſuis,

Madame,

de Voſtre Alteſſe,

le tres humble & tres obeiſſant ſeruiteur,

descartes.

D’Egmond, le 21 de Iuillet 1645.[10]

  1. Voir ci-avant, p. 238, l. 10.
  2. ſi deux fois] auſſi.
  3. ny] &.
  4. de me.
  5. toute heure.
  6. acquerir] obtenir.
  7. on] l’on.
  8. Les Elzevier avaient donné récemment une édition de Sénèque, dédiée au chancelier Seguier : L. Annæi Seneca philosophi Opera omnia, ex ult. I. Lipsi emendatione ; et M. Annæi Seneca rhetoris quæ exstant, ex And. Schotti recens (Lugd. Batav., apud Elzevirios, 1640, 3 vol. pet. in-12).
  9. eſt] peut eſtre.
  10. D’Egmond… 1645. ligne omise.