Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 21 juillet 1645

- Descartes à Élisabeth - Egmond, juin 1645 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond, 4 août 1645


Madame,

L'air a toujours été si inconstant, depuis que je n'ai eu l'honneur de voir Votre Altesse, et il y a eu des journées si froides pour la saison, que j'ai eu souvent de l'inquiétude et de la crainte, que les eaux de Spa ne fussent pas si saines ni si utiles, qu'elles auraient été en un temps plus serein ; et pour ce que vous m'avez fait l'honneur de témoigner que mes lettres vous pourraient servir de quelque divertissement, pendant que les médecins vous recommandent de n'occuper votre esprit à aucune chose qui le travaille, je serais mauvais ménager de la faveur qu'il vous a plu me faire en me permettant de vous écrire, si je manquais d'en prendre les premières occasions.

Je m'imagine que la plupart des lettres que vous recevez d'ailleurs, vous donnent de l'émotion, et qu'avant même que de les lire, vous appréhendez d'y trouver quelques nouvelles qui vous déplaisent, à cause que la malignité de la fortune vous a dès longtemps accoutumée à en recevoir souvent de telles ; mais pour celles qui viennent d'ici, vous êtes au moins assurée que, si elles ne vous donnent aucun sujet de joie, elles ne vous en donneront point aussi de tristesse, et que vous les pourrez ouvrir à toutes heures, sans craindre qu'elles troublent la digestion des eaux que vous prenez. Car, n'apprenant, en ce désert, aucune chose de ce qui se fait au reste du monde, et n'ayant aucunes pensées plus fréquentes, que celles qui, me représentant les vertus de Votre Altesse, me font souhaiter de la voir aussi heureuse et aussi contente qu'elle mérite, je n'ai point d'autre sujet, pour vous entretenir, que de parler des moyens que la philosophie nous enseigne pour acquérir cette souveraine félicité, que les âmes vulgaires attendent en vain de la fortune, et que nous ne saurions avoir que de nous-mêmes.

L'un de ces moyens, qui me semble des plus utiles, est d'examiner ce que les anciens en ont écrit, et tâcher à renchérir par-dessus eux, en ajoutant quelque chose à leurs préceptes, car ainsi on peut rendre ces préceptes parfaitement siens, et se disposer à les mettre en pratique. C'est pourquoi, afin de suppléer au défaut de mon esprit, qui ne peut rien produire de soi-même, que je juge mériter d'être lu par Votre Altesse, et afin que mes lettres ne soient pas entièrement vides et inutiles, je me propose de les remplir dorénavant des considérations que je tirerai de la lecture de quelque livre, à savoir de celui que Sénèque a écrit de vita beata (De la vie heureuse) , si ce n'est que vous aimiez mieux en choisir un autre, ou bien que ce dessein vous soit désagréable. Mais si je vois que vous l'approuviez (ainsi que je l'espère), et principalement aussi, s'il vous plaît m'obliger tant que de me faire part de vos remarques touchant le même livre, outre qu'elles serviront de beaucoup à m'instruire, elles me donneront occasion de rendre les miennes plus exactes, et je les cultiverai avec d'autant plus de soin, que je jugerai que cet entretien vous sera plus agréable. Car il n'y a rien au monde que je désire avec plus de zèle, que de témoigner, en tout ce qui est de mon pouvoir, que je suis,

Madame,

de Votre Altesse,

le très humble et très obéissant serviteur,

Descartes.