Correspondance avec Élisabeth/Descartes à Élisabeth - Egmond, 20 novembre 1647

- Descartes à Élisabeth - La Haye, 6 juin 1647 Correspondance avec Élisabeth - Élisabeth à Descartes - Berlin, 5 décembre 1647


Madame,

Puisque j'ai déjà pris la liberté d'avertir Votre Altesse de la correspondance que j'ai commencé d'avoir en Suède, je pense être obligé de continuer, et de lui dire que j'ai reçu depuis peu des lettres de l'ami que j'ai en ce pays-là, par lesquelles il m'apprend que, la Reine ayant été à Upsale, où est l'Académie du pays, elle avait voulu entendre une harangue du professeur en l'éloquence, qu'il estime pour le plus habile et le plus raisonnable de cette Académie, et qu'elle lui avait donné pour son sujet à discourir du Souverain Bien de cette vie; mais qu'après avoir ouï cette harangue, elle avait dit que ces gens-là ne faisaient qu'effleurer les matières, et qu'il en faudrait savoir mon opinion. A quoi il lui avait répondu qu'il savait que j'étais fort retenu à écrire de telles matières ; mais que, s'il plaisait à Sa Majesté qu'il me la demandât de sa part, il ne croyait pas que je manquasse à tâcher de lui satisfaire. Sur quoi elle lui avait très expressément donné charge de me la demander, et lui avait fait promettre qu'il m'en écrirait au prochain ordinaire; en sorte qu'il me conseille d'y répondre, et d'adresser ma lettre à la Reine, à laquelle il la présentera, et dit qu'il est caution qu'elle sera bien reçue.

J'ai cru ne devoir pas négliger cette occasion, et considérant que, lorsqu'il m'a écrit cela, il ne pouvait encore avoir reçu la lettre où je parlais de celles que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Altesse touchant la même matière, j'ai pensé que le dessein que j'avais eu en cela était failli, et qu'il le fallait prendre d'un autre biais; c'est pourquoi j'ai écrit une lettre à la reine, où, après avoir mis brièvement mon opinion, j'ajoute que j'omets beaucoup de choses, parce que, me représentant le nombre des affaires qui se rencontrent en la conduite d'un grand royaume, et dont Sa Majesté prend elle-même les soins, je n'ose lui demander plus longue audience; mais que j'envoie à Monsieur Chanut quelques écrits, où j'ai mis mes sentiments plus au long touchant la même matière, afin que, s'il lui plaît de les voir, il puisse les lui présenter.

Ces écrits que j'envoie à Monsieur Chanut, sont les lettres que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Altesse touchant le livre de Sénèque De vita beata, jusques à la moitié de la sixième, où, après avoir défini les passions en général, je mets que je trouve de la difficulté à les dénombrer. Ensuite de quoi, je lui envoie aussi le petit Traité des Passions, lequel j'ai eu assez de peine à faire transcrire sur un brouillon fort confus que j'en avais gardé ; et je lui mande que je ne le prie point de présenter d'abord ces écrits à la Reine, pour ce que j'aurais peur de ne pas garder assez le respect que je dois à Sa Majesté, si je lui envoyais des lettres que j'ai faites pour une autre, plutôt que de lui écrire à elle-même ce que je pourrai juger lui être agréable; mais que, s'il trouve bon de lui en parler, disant que c'est à lui que je les ai envoyées, et qu'après cela elle désire de les voir, je serai libre de ce scrupule; et que je me suis persuadé qu'il lui sera peut-être plus agréable de voir ce qui a été ainsi écrit à une autre, que s'il lui était adressé, pour ce qu'elle pourra s'assurer davantage que je n'ai rien changé ou déguisé en sa considération.

Je n'ai pas jugé à propos d'y mettre rien de plus de Votre Altesse, ni même d'en exprimer le nom, lequel toutefois il ne pourra ignorer à cause de mes lettres précédentes. Mais considérant que, nonobstant qu'il soit homme très vertueux et grand estimateur des personnes de mérite, en sorte que je ne doute point qu'il n'honore Votre Altesse autant qu'il doit, il ne m'en a toutefois parlé que rarement en ses lettres, bien que je lui en aie écrit quelque chose en toutes les miennes, j'ai pensé qu'il faisait peut-être scrupule d'en parler à la Reine, pour ce qu'il ne sait pas si cela plairait ou déplairait à ceux qui l'ont envoyé. Mais, si j'ai dorénavant occasion de lui écrire à elle-même, je n'aurai pas besoin d'interprète; et le but que j'ai eu cette fois, en lui envoyant ces écrits, est de tâcher à faire qu'elle s'occupe davantage à ces pensées, et que, si elles lui plaisent, ainsi qu'on me fait espérer, elle ait occasion d'en conférer avec Votre Altesse. De laquelle je serais toute ma vie, etc.