Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 28 octobre 1645
DIII.
Élisabeth à Descartes.
La Haye, 28 octobre [1645].
Copie MS., Rosendaal, près Arnhem, Collection Pallandt, no 13, p. 71-80.
Publiée par Foucher de Careil, p. 79-83, Descartes et la Princesse Élisabeth (Paris, Germer-Baillière, 1879). Réponse à la lettre CDVII ci-avant, p. 304. Descartes y répondra par la lettre CDXI, du 3 novembre. Comme variantes, les leçons de Foucher de Careil.
Monſieur Deſcartes,
Apres auoir donné de ſi bonnes raiſons, pour montrer qu’il vaut mieux connoiſtre des verités a noſtre deſauantage, que ſe tromper agreablement, & qu’il n’y a que les choſes qui admettent diuerſes conſiderations egalement vrayes[1], qui nous doiuent obliger de nous arreſter a celle qui nous apportera plus de contentement, ie m’eſtonne que vous voulez que ie me compare a ceux de mon age, plutoſt en choſe qui m’eſt inconnue qu’en ce que ie ne ſaurois ignorer, encore que celle-la ſoit plus a mon auantage[2]. Il n’y a rien qui me puiſſe eclaircir ſi i’ay profité dauantage, a cultiuer ma raiſon, que d’autres n’ont fait aux choſes qu’ils affectoient, & ie ne doute nullement qu’auec le temps de relaſche que mon corps requeroit, il ne m’en ſoit reſté encore pour auancer au dela de ce que ie ſuis. En meſurant la portée de l’eſprit humain par l’exemple du commun des hommes, elle ſe trouueroit de bien petite eſtendue, parce que la plupart ne ſe ſeruent de la penſée qu’au regard des ſens[3]. Meſme de ceux qui s’appliquent a l’eſtude[4], il y en a peu qui y[5] emploient autre choſe que la memoire, ou qui ayent la verité pour but de leur labeur. Que s’il y a du vice a ne me plaire point de conſiderer ſi i’ay plus gagné que ces perſonnes, ie ne crois pas que c’est l’exces d’humilité, qui eſt auſſi nuiſible que la preſomption. mais non pas ſi ordinaire. Nous ſommes plus enclins a meconnoiſtre nos defauts, que nos perfections. Et en fuyant le repentir des fautes commiſes, comme vn ennemi de la felicité, on pourroit courir haſard de perdre l’enuie de s’en corriger, principalement quand quelque paſſion les a produites, puiſque nous aimons naturellement d’en eſtre emeus, & d’en ſuiure les mouuemens ; il n’y a que les incommodités procedant de cette ſuite, qui nous apprennent qu’elles peuuent eſtre nuiſibles. Et c’eſt, a mon iugement, ce qui fait que les tragedies plaiſent d’autant plus, qu’elles excitent plus de triſteſſe, parce que nous cognoiſſons qu’elle ne ſera point aſſez violente pour nous porter a des extrauagances, ni aſſez durable pour corrompre la ſanté.
Mais cela ne ſuſſit point, pour appuyer la doctrine contenue dans vne de vos precedentes, que les paſſions ſont d’autant plus vtiles, qu’elles panchent plus vers l’exces, lorſqu’elles ſont ſoumiſes a la raison[6], parce qu’il ſemble qu’elles ne peuuent point eſtre exceſſiues & ſoumiſes. Mais ie crois que vous eclaircirez ce doute, en prenant la peine de decrire comment cette agitation particuliere des eſprits ſert a former toutes les paſſions que nous experimentons, & de quelle faſſon elle corromt le raisonnement. Ie n’oſerois vous en prier, ſi ie ne ſauois que vous ne laiſſez point d’œuure imparfaite, & qu’en entreprenant d’enſeigner vne perſonne ſtupide, comme moy, vous vous eſtes preparé aux incommodités que cela vous apporte.
C’est ce qui me ſait continuer a vous dire, que ie ne ſuis point perſuadée, par les raiſons qui prouuent l’exiſtence de Dieu, & qu’il eſt la cauſe immuable de tous les effets qui ne dependent point du libre arbitre de l’homme, qu’il l’eſt encore de ceux qui en dependent[7]. De ſa perfection ſouueraine il ſuit neceſſairement qu’il pourroit l’eſtre, c’eſt-a-dire qu’il pourroit n’auoir point donné de libre arbitre a l’homme ; mais, puiſque nous ſentons en auoir, il me ſemble qu’il repugne au ſens commun de le croire dependant en ſes operations, comme il l’eſt dans ſon eſtre.
Si on eſt bien perſuadé de l’immortalité de l’ame, il eſt impoſſible de douter qu’elle ne[8] ſera plus heureuſe apres la ſeparation du corps (qui eſt l’origine de tous les deplaiſirs de la vie, comme l’ame des plus grands contentements), ſans l’opinion de M. Digby[9], par laquelle ſon precepteur[10] (dont vous auez veu les eſcrits) luy a ſait croire la neceſſité du purgatoire, en luy perſuadant que les paſſions qui ont dominé ſur la raiſon, durant la vie de l’homme, laiſſent encore quelques veſtiges en l’ame, apres le deces du corps, qui la tourmentent[11] d’autant plus qu’elles ne trouuent aucun moyen de ſe ſatisfaire dans vne ſubſtance ſi pure. Ie ne vois pas comment cela s’accorde a ſon immaterialité. Mais ie ne doute nullement, qu’encore que la vie ne ſoit point mauuaiſe de foy, elle doit eſtre abandonnée pour vne condition qu’on connoiſtra meilleure.
Par cette prouidence particuliere, qui eſt le ſondement de la theologie[12], i’entends celle par laquelle Dieu a, de toute eternité, preſcrit des moyens ſi eſtranges, comme ſon incarnation, pour vne partie du tout cree, ſi inconſiderable au prix du reſte, comme vous nous repreſentez ce globe en voſtre phyſique ; & cela, pour en eſtre gloriſié, qui ſemble vne fin fort indigne du createur de ce grand vniuers. Mais ie vous preſentois, en cecy, plutoſt l’obiection de nos theologiens que la mienne, l’ayant[13] touſiours creu chose tres impertinente, pour des perſonnes finies, de iuger de la cauſe finale des actions d’vn eſtre infini.
Vous ne croyez pas qu’on a beſoin d’vne cognoiſſance exacte, iuſqu’ou la raiſon ordonne que nous nous intereſſions pour le public, a cauſe qu’encore qu’vn chacun raportaſ tout a ſoy, il trauailleroit auſſi pour les autres, s’il ſe ſeruoit de prudence[14]. Et cette prudence eſt le tout, dont ie ne vous demande qu’vne partie. Car, en la poſſedant, on ne ſauroit manquer a ſaire iuſtice aux autres, comme a ſoy meſme, & c’eſt ſon defaut qui eſt cauſe qu’vn eſprit franc perd quelquefois le moien de ſeruir ſa patrie, en s’abandonnant trop legerement pour ſon intereſt, & qu’vn timide ſe perd auec elle, a faute de hazarder ſon bien & ſa fortune pour ſa conſeruation.
I’ay touſiours eſté en vne condition, qui rendoit ma vie tres inutile aux perſonnes que i’aime ; mais ie cherche ſa conſeruation auec beaucoup plus de ſoin, depuis que i’ay le bonheur de vous connoiſtre, parce que vous m’auez montré les moyens de viure plus heureuſement que ie ne faiſois. Il ne me manque que la ſatisfaction de vous pouuoir teſmoigner combien cette obligation eſt reſſentie de
De La Haye, ce 28 d’8bre.
M. Deſcartes.
- ↑ vrayes] vagues.
- ↑ Voir ci-avant p. 306, 1. 8.
- ↑ après ſens] aucune ponctuation.
- ↑ après eſtude] un point.
- ↑ second y omis.
- ↑ Voir ci-avant p. 287, l. 11.
- ↑ Ci-avant p. 313, l. 23.
- ↑ ne omis.
- ↑ Voir ci-avant p. 209, 1. 24, et l’éclaircissement.
- ↑ Thomas White ? Voir p. 210, l. 10.
- ↑ après tourmentent] virgule.
- ↑ Ci-avant, p. 315, l. 25.
- ↑ l’ayant] ayant.
- ↑ Page 316, l. 15.