Correspondance avec Élisabeth/Élisabeth à Descartes - La Haye, 20 juin 1643

- Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, 21 mai 1643 Correspondance avec Élisabeth - Descartes à Élisabeth - Egmond du Hoef, 28 juin 1643


Monsieur Descartes,

Votre bonté ne paraît pas seulement en me montrant et corrigeant les défauts de mon raisonnement, comme je l'avais entendu, mais aussi que, pour me rendre leur connaissance moins fâcheuse, vous tâchez de m'en consoler, au préjudice de votre jugement, par de fausses louanges qui auraient été nécessaires, pour m'encourager de travailler au remède, si ma nourriture, en un lieu où la façon ordinaire de converser m'a accoutumé d'en entendre des personnes incapables d'en donner de véritables, ne m'avait fait présumer ne pouvoir faillir en croyant le contraire de leur discours, et par là rendu la considération de mes imperfections si familière, qu'elle ne me donne plus qu'autant d'émotion qu'il m'en faut pour le désir de m'en défaire.

Cela me fait confesser, sans honte, d'avoir trouvé en moi toutes les causes d'erreur que vous remarquez en votre lettre, et de ne les pouvoir encore bannir entièrement, puisque la vie que je suis contrainte de mener, ne me laisse la disposition d'assez de temps pour acquérir une habitude de méditation selon vos règles. Tantôt les intérêts de ma maison, que je ne dois négliger, tantôt des entretiens et complaisances, que le ne peux éviter, m'abattent si fort ce faible esprit de fâcherie ou d'ennui, qu'il se rend, pour longtemps après, inutile à tout autre chose : qui servira, comme j'espère, d'excuse à ma stupidité, de ne pouvoir comprendre l'idée par laquelle nous devons juger comment (non étendue et immatérielle) peut mouvoir le corps, par celle que vous avez eu autrefois de la pesanteur ; ni pourquoi cette puissance, que vous lui avez alors, sous le nom d'une qualité, faussement attribuée, de porter le corps vers le centre de la terre, nous doit plutôt persuader qu'un corps peut être poussé par quelque chose d'immatériel, que la démonstration d'une vérité contraire (que vous promettez en votre physique) nous confirmer dans l'opinion de son impossibilité : principalement, puisque cette idée (ne pouvant prétendre à la même perfection et réalité objective que celle de Dieu) peut être feinte par l'ignorance de ce qui véritablement meut ces corps vers le centre. Et puisque nulle cause matérielle ne se présentait aux sens, on l'aurait attribué à son contraire, l'immatériel, ce que néanmoins je n'ai jamais pu concevoir que comme une négation de la matière, qui ne peut avoir aucune communication avec elle.

Et j'avoue qu'il me serait plus facile de concéder la matière et l'extension à l'âme, que la capacité de mouvoir un corps et d'en être ému, à un être immatériel. Car, si le premier se faisait par information, il faudrait que les esprits, qui font le mouvement, fussent intelligents, ce que vous n'accordez à rien de corporel. Et encore qu'en vos Méditations Métaphysiques, vous montrez la possibilité du second, il est pourtant très difficile à comprendre qu'une âme, comme vous l'avez décrite, après avoir eu la faculté et l'habitude de bien raisonner, peut perdre tout cela par quelques vapeurs, et que, pouvant subsister sans le corps et n'ayant n'en de commun avec lui, elle en soit tellement régie.

Mais, depuis que vous avez entrepris de m'instruire, je n'entretiens ces sentiments que comme des amis que je ne crois point conserver, m'assurant que vous m'expliquerez aussi bien la nature d'une substance immatérielle et la manière de ses actions et passions dans le corps, que toutes les autres choses que vous avez voulu enseigner. Je vous prie aussi de croire que vous ne pouvez faire cette charité à personne, qui soit plus sensible de l'obligation qu'elle vous en a. que

Votre très affectionnée amie,

Élisabeth.