Correspondance 1812-1876, 6/1874/CMXII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 312-314).


CMXII

À M. CHARLES DUVERNET, À LA CHÂTRE


Nohant, 24 mai 1874.


Chers amis, j’ai été bien contente de recevoir de vos nouvelles. Je vois que tout est pour le mieux qu’Eugène se marie dans les meilleures conditions qu’il pût souhaiter, que sa fiancée est charmante et que voilà une paire de gens heureux. Il méritait bien cela, le brave garçon. Dites-lui combien je m’en réjouis avec lui et avec vous.

Je ne sais pas si j’irai à Paris le mois prochain, je retarde le plus possible, car c’est à présent une grosse fatigue pour moi. Moins j’y vais, plus j’y ai d’occupations quand j’y suis. Et puis quitter la campagne au mois de mai ! il faut, pour cela, avoir un fils à marier. Nous avons un si beau printemps ! Pas assez de pluie pour nos herbes, mais des averses excellentes pour nos fleurs. Pas encore de mouches ; le griffonnage avec les fenêtres ouvertes et le concert des rossignols et des fauvettes est souverainement agréable. Le métier est agréable en lui-même et quel que soit le résultat. Il y a plaisir à inventer des faits et des personnes logiques, tandis que, dans la vie réelle, le contraire est continuel et insupportable.

Jamais la France n’a présenté un tel spectacle de désaccord avec elle-même. C’est si navrant, que je ne me sens pas le courage d’écrire une ligne sur une pareille situation, et qu’en dehors de l’intimité, j’évite d’en parler, pour ne pas avoir à le constater une fois de plus ; c’est une souffrance pour nous autres vieux, qui avons cru à quelque chose. Les jeunes, qui sont nés dans le brouillard du scepticisme, croient qu’il n’y a jamais eu de soleil et ils s’en moquent. J’élève quand même mon Aurore dans la lumière autant que je peux. Elle aura des déceptions ; mais, comme il y en aurait tout autant si je la nourrissais de réalisme, je m’occupe de lui faire aimer le beau et le bon quand même. Sa puissance de perception est extraordinaire ; il faut donc lui montrer aussi loin que le regard peut aller sans se troubler.

Et toi, mon Charlot, qui ne vois plus que par les yeux de l’esprit, tu es moins à plaindre que ceux qui ne voient que par les yeux du corps. Voilà ce que je pense quand je regarde tes yeux éteints, et je me rappelle que, quand tu décris une chose que tu n’as pas vue, tu la fais mieux voir que les autres. Voilà aussi ce que tu dois te dire pour te consoler de cette grande nuit qui s’est faite autour de toi, mais que ton esprit toujours éveillé et riche des observations et des impressions passées remplit d’étoiles et de soleils ton usage.

Je ne te dis rien de la part de mes enfants ; ils courent les champs à cette heure ; mais je sais que, comme moi, ils se réjouiront de vous voir revenir bientôt.

Je vous embrasse tous de leur part et de la mienne.

G. SAND.