Correspondance 1812-1876, 6/1872/DCCCXL


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 188-191).


DCCCXL

AU MÊME


Nohant, 8 janvier 1872.


Cher ami,

Je vous remercie (j’ai toujours à remercier avec vous !) de m’avoir envoyé le livre de Quinet[1] ! Nous sommes en train de le lire. Il est magnifique de forme, un peu enfantin, quant au fond, en ce sens qu’il découvre à chaque pas des choses très connues, qu’il eût dû connaître depuis longtemps avant d’écrire l’histoire des peuples. Il eût dû s’aviser plus tôt que, pour faire l’histoire des hommes, il faut connaître celle de l’homme. Il avoue qu’il ne la connaissait pas ; mais il ne l’avoue pas naïvement, il encadre de trop d’orgueil ce qui n’est chez lui qu’une facilité d’assimilation de la forme littéraire à un sujet qui ne lui était pas familier. Cette facilité est très grande et très belle. Cela ne suffit pas pour l’autoriser à découvrir — en tremblant et en invoquant la nature comme une divinité dont il serait l’oracle inspiré — qu’en même temps que le monde modifie ses formes, les êtres organisés modifient les leurs ; un enfant de six ans sait cela. Il faut avoir en toute sa vie l’esprit à l’envers pour ne pas l’avoir vu.

Je fais bon marché de beaucoup d’affirmations qui ne sont pas justes par rapport à la succession des formes et à l’époque certaine de leur apparition. Il se trompe sur la foi de beaucoup d’autres. Pour les redresser, il eût fallu une vie d’études spéciales, et il écrit, impatient de faire connaître ce qu’il vient d’apprendre. Mais il est généralement trop affirmatif sur des points que la science n’a pu juger sans appel ou qu’elle aura à redresser plus tard. Conclusion : on n’entre pas dans certains sanctuaires, quand on a passé le temps d’y entrer porté par l’amour du dieu qui s’y révèle. On tourne alentour, à force d’intelligence et d’habilité, on en approche, on saisit quelques rayons, on ne voit pas la figure du dieu. Ceux qui l’ont vue n’ont pas de paroles pour la peindre et point de compas pour la mesurer. Ils en restent éblouis et préfèrent l’aridité des savants, qui n’expliquent rien, aux explications des littérateurs, qui veulent tout expliquer. C’est là mon impression que je vous donne entre nous. Il y a si peu de beaux livres, qu’il ne faut pas critiquer celui-ci ; il est beau quand même, aimable à lire, heureux d’expressions. Il a la clarté enseignante et peut être très utile à ceux qui n’ont jamais songé à ce qui est. Pour moi, il est sans profondeur vraie et ne m’apprend rien jusqu’ici. Peut-être changerai-je d’avis au second volume. Je vous avoue que je n’ai de respect que pour ce qui me présente un aspect nouveau. Trois lignes d’un homme sans nom qui pousse ma pensée en avant (cela arrive quelquefois) me frappent et me saisissent beaucoup plus que de gros livres où je parcours un pays exploré et où l’on ne me signale pas ce qui a dû m’échapper.

Au lieu de bavarder, je devrais bien faire mon feuilleton ! Je vais m’y mettre. J’espérais pouvoir le faire sur ce livre de Quinet. Il ne m’inspire pas, et, comme j’aime Quinet, je ne veux pas parler de lui pour faire des restrictions.

Plauchut vous remercie de la confiance que vous avez en lui, et je vous en remercie aussi, moi. Il écrit son entrée en matière et promet de me la lire.

Voilà donc M. Vautrain nommé ! On nous envoie la dépêche. Je pense absolument comme vous sur l’effet de cette nomination. Voilà bien assez de défis lancés par Paris à la province. Il me semble qu’il eût fallu causer ensemble avant de s’envoyer des cartes et des témoins, et Victor Hugo est la personnification de cette politique, lui qui, à Bordeaux, s’est fâché avant toute discussion.

Bonsoir, cher ami ; tout Nohant vous embrasse. Les bals du soir continuent. Les petites s’y exercent à une pantomime échevelée ; ce qui n’empêche pas de prendre très bien les leçons le lendemain.

À vous de cœur.


Lina disait hier au soir, à propos de Quinet, que, si elle était la nature, elle aimerait mieux un jeune amoureux bête qu’un vieux galant éloquent. Il faut vous dire qu’elle sait la géologie mieux que lui.

  1. La Révolution.