Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCXLIV


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 10-12).


DCCXLIV

À M. HENRY HARRISSE, À PARIS


Nohant, 13 août 1870.


Cher ami,

Vous devinez bien ce que je pense. Je suis désolée et non abattue. Inutile d’échanger nos réflexions sur ces terribles événements. Elles sont les mêmes ; mais il faut que je vous dise ce que vous ne savez pas à Paris, ce qui se passe dans nos campagnes, les plus paisibles, les plus patientes, les moins révolutionnaires de la France, à cause de leur position centrale et du manque relatif de communications rapides. Eh bien, c’est une consternation, une fureur, une haine contre ce gouvernement, qui me frappe de stupeur ; Ce n’est pas une classe, un parti[1] : c’est tout le monde, c’est le paysan surtout. C’est une douleur, une pitié exaltées pour ces pauvres soldats qui sont leurs enfants ou leurs frères.

Je crois l’Empire perdu, fini. Les mêmes hommes qui ont voté le plébiscite avec confiance voteraient aujourd’hui la déchéance avec unanimité. Ceux qui partent ont la rage dans l’âme. Recommencer à servir quand on a fait son temps, c’est, pour l’homme qui a repris sa charrue, une iniquité effroyable. Ils se disent trahis, livrés d’avance à l’ennemi, abandonnés de tout secours. Il n’en est pas un qui ne dise : « Nous lui f… notre première balle dans la tête. » Ils ne le feront pas, ils seront très bons soldats, ils se battront comme des diables, mais par point d’honneur et non par haine des Prussiens, qui ne les menaçaient pas, disent-ils, et qu’on a provoqués follement.

Hélas ! non ; ce n’est plus l’enthousiasme des guerres de la République. C’est la méfiance, la désaffection, la résolution de punir par le vote futur. Si toute la France est ainsi, c’est une révolution, et, si elle n’est pas terrible, ce que Dieu veuille ! elle sera absolue, radicale. — On se réjouit à Paris du changement de ministère ; ici, on s’en soucie fort peu ; on n’a pas plus foi en ceux qui viennent qu’en ceux qui s’en vont.

Voilà où nous en sommes. Nous tâchons, nous, d’apaiser ; mais nous ne pouvons nous empêcher de plaindre cette douce et bonne population qu’on décime et qu’on exaspère, après qu’elle a fait gaiement tant de sacrifices pour être forte dans la paix. Et tout cela au beau milieu d’une année désastreuse pour les récoltes !

Donnez-moi des nouvelles ; amitiés de nous tous.

G. SAND.

Je ne vous parle pas de mes chagrins personnels. Deux de mes petits-neveux, mes petits-fils par le cœur, vont partir aussi.

  1. Il est même remarquable que le petit nombre de républicains que nous avons soit le groupe le plus calme et le plus muet.
    (Note de George Sand.)