Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCLXXIV



DCCLXXIV

À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
À AIGLE (SUISSE)


Nohant, 30 décembre 1870.


Mon cher grand ami,

Je veux vous embrasser au jour de l’an, quand même ! Malgré tant de catastrophes, de douleurs et de fatalités qui ont fait de 70 une date effroyable dans l’histoire et dans nos existences ; je veux espérer encore et croire que nous serons moins malheureux en 71. D’ailleurs, l’affection fait toujours des vœux sincères qui ne prouvent pas leur efficacité, mais témoignent de leur fidèle sollicitude.

Vous me dites que votre consolation personnelle est d’être redevenu un libre citoyen ; je comprends cela, j’avais prévu qu’il en serait ainsi. Nous n’avons pas en France cet allègement à nos peines, nous sommes entre l’oppression étrangère et la dictature au dedans. Dictature inévitable aujourd’hui, mais que la réunion d’une constituante en temps utile eût pu rendre légale jusqu’à un certain point et par conséquent moins rigoureuse.

Mais qui sait ce qu’eût produit cette assemblée ? Les représentants improvisés de la République ont-ils cru fermement qu’elle seule pouvait sauver le pays ? Ils ont bien pu se tromper, on n’aime pas les opinions imposées et on serait plus patriote si on n’était pas forcé à l’être. Seulement je ne crois pas qu’ils aient assumé cette tâche et cette responsabilité pour satisfaire leur ambition ; ce serait un trop mauvais calcul. Ils seront emportés avec perte par le premier suffrage universel qui pourra fonctionner. Au lendemain de Sedan, ils eussent eu des chances ; à présent, après ce qu’on a souffert, la multitude, gouvernée par les intérêts, les maudira, quelle que soit l’issue de la guerre. Elle croira toujours qu’on pouvait l’éviter ou la faire mieux. — Qui prononcera ?

Là où nous sommes, il nous est impossible de juger, et il faudra le temps d’une longue et difficile enquête pour porter un jugement vraiment historique sur ces marches et contremarches, sur ces ordres bien ou mal donnés, sur ces mesures utiles ou fatales. Chaque localité aura son histoire, chaque combat sa chronique particulière ; sur plusieurs points, il y a héroïsme ; sur les autres, mystère et confusion. Le Français est toujours brave, même ceux qui, trop neufs au danger, se mettent en débandade ; quand on les ramène au combat, ils prennent leur revanche. Enfin, la partie ne me semble pas perdue. Paris est admirable, et Chanzy paraît faire des merveilles de constance et de bravoure.

Espérons encore que la France se sauvera par sa propre vitalité. Quant au lendemain, tout est mystère, et les plus sages conjectures seront probablement déjouées comme toujours ! Le parti légitimiste se met beaucoup en scène et le chic aristocrate n’est pas éteint en province. La république rouge est en partie revenue au patriotisme pur. La modérée, celle qui gouverne à présent, est beaucoup trop catholique. Enfin Dieu sait où nous allons. Au cœur de la France, livrés à nous-mêmes sans Paris-Boussole, nous avons peur de notre propre judiciaire, puisque les faits nous échappent et nous sont mal rapportés. Écrivez ce que vous savez, ce que vous avez vu.

Vous l’écrirez bien, vous l’aurez vu de haut. Pour ce qui se passe à présent, attendez encore, mon ami et méfiez-vous des renseignements, jusqu’à nouvel ordre. C’est une immense bataille par petits épisodes ; pas de communications pour connaître chaque scène d’un drame embrouillé, terrible, à la fois splendide et misérable, et dont nous ne sortirons que par le splendide. Autrement, c’est la fin d’un monde. Le triomphe de la Prusse, c’est l’Europe en servage.

Les nouvelles qui m’arrivent à l’instant sont bonnes ; depuis quelques jours, la lutte se soutient bien.

Cher ami, nous pensons bien à vous dans notre solitude. Nous ne savons pas comment et quand nous vous reverrons. On est prisonnier chez soi en France, tant les communications sont encombrées. Il y a certes, une grande activité, un grand mouvement pour la défense. Est-ce bien conduit ? nous ne savons pas.

Dites-moi, si autour de votre lac, à Aigle ou dans les vallées abritées qui y aboutissent, on trouverait à caser très modestement notre petite famille, pour des prix modérés. Dites qu’on vous informe de cela. Si nous trouvions une éclaircie, nous irions quelque part nous reposer de tant de soucis ; on nous dit que, partout, les fuyards ont encombré la Suisse ; est-ce vrai ? Nous serions heureux de vous voir, si nous devions sortir de France, et il le faudrait bien si nous étions condamnés à être Prussiens ou jésuites.

Ma belle-fille vous envoie ses affectueux souhaits et votre filleule vous embrasse ; elle est toujours sage et charmante, et ne vous oublie pas.

À vous toujours.
Votre vieille amie,
G. SAND.