Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCLXX


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 46-50).


DCCLXX

AU MÊME


Nohant, 1er décembre 1870.


Je veux vous écrire encore, cher ami, pendant que nous avons encore quelques tristes jours de calme. Qui sait ce que nous serons demain ? Tout n’est pas perdu. Tout serait sauvé si les prodigieux efforts faits depuis deux mois pouvaient aboutir à une bataille heureuse ; mais nous ne nous dissimulons pas le danger. Si nous sommes frappés sur la Loire, c’est Paris abandonné à lui-même et la France entière envahie et saccagée. Nous espérons encore. L’esprit national s’est beaucoup réveillé.

Hier matin, un de mes petits-neveux que vous avez vu chez moi est parti avec d’autres enfants que vous avez vus aussi et tous les mobilisés du département. Ils étaient résolus et enthousiastes, Maurice plus mûr voit les choses plus sombres ; mais il se tient prêt aussi à marcher. Moi, je ne vis plus, je traîne ma vieillesse résignée à tout et détachée de toute espérance personnelle.

Je lis et relis votre lettre, reçue tantôt. Nous sommes bien d’accord sur les faits accomplis, sauf que je n’ai peut-être pas été assez attentive aux discours de Gambetta en juillet et à l’attitude de la gauche en présence de la guerre ; je veux repasser tout cela avec attention, car j’ai beau me condamner au silence sur le passé, il faut que la conscience soit éclairée pour être juste.

Quant à l’avenir, les faits ne prouveront pas contre le principe. Il faudrait être dignes d’une république, il faudrait le devenir. Nous sommes à une rude école pour nous déshabituer des mœurs légères de l’Empire, et, si cela s’aggravait encore ou se prolongeait, vous nous retrouveriez peut-être Français tout autrement que nous ne l’avons été. Jusqu’ici, nous ne sommes point en république du tout : nous acceptons une dictature très rude, et, les Prussiens aidant, nous subissons le régime du fait dans toute sa rigueur. — Moi, je me demande si une dictature, quelle qu’elle soit, nous conduira à la science de la liberté.

Le malheur nous retrempera certainement, nous serons moins frivoles, moins sceptiques, moins aimables et probablement moins égoïstes ; mais, éclairés d’une notion républicaine raisonnée, solide, durable, le serons-nous ? Tant que nous serons menés, bien ou mal, dans nos crises, par un individu de rencontre, qu’il soit empereur ou avocat, ce sera toujours le culte ou la haine de l’individu qui décidera de l’opinion. D’autre part, les assemblées sont lentes et discoureuses, s’amusant toujours à la moutarde quand la cuisine brûle.

Ah ! croyez que j’ai hâte de voir éclore un essai de gouvernement régulier ! Il faut bien que nous acceptions ce qui est, et que le patriotisme fasse taire mes scrupules, à moi qui tiens, depuis que j’existe, au suffrage universel, quelque ignorant qu’il soit encore ; mais ce que vous dites est bien possible : il se peut très bien que cet essai échoue et qu’on appelle bientôt les d’Orléans. Alors ce serait toujours le même cercle vicieux pendant une vingtaine d’années !

Et alors que faudra-t-il penser de la France ! Il faut se réfugier dans la foi au progrès universel, qui, en dépit des événements malheureux, des erreurs commises, des défauts inhérents à la nature des nations, fait toujours son œuvre et nous conduit toujours à mieux voir, à mieux agir. Rien n’est jamais perdu sans retour ; personne n’est absolument incorrigible. Où que nous soyons et quelle que soit notre destinée, croyons, mon ami, croyons à l’humanité ; car qui n’y croit plus doute de soi-même. Voilà pourquoi je veux encore rêver l’établissement d’une société fondée sur l’égalité, la justice, le dévouement. Que les institutions soient bonnes, et nos mœurs se modifieront.

Rêvez à cela dans votre retraite ; vous n’êtes pas seulement philosophe, vous êtes pratique. Faites un contrat social à votre point de vue, au point de vue de la société moderne, dont Rousseau n’a pas compris les qualités et les défauts, les droits et les besoins. Son idéal ne manquait pas de grandeur et de logique ; mais, tout novateur qu’il semblait, il était trop de son temps, c’est-à-dire pas assez critique et ne tenant nul compte des variations auxquelles la race humaine est soumise ; vous avez beaucoup connu d’hommes de toute nature et de tout rang, vous seriez très capable de nous faire une grande clarté en quelques pages. Personne en France n’en est capable à l’heure qu’il est : on est trop agité, trop brisé ou trop passionné.

Est-ce que vous restez en Suisse ? Si une éciaircie se faisait dans la situation et qu’on pût penser à vouloir quelque chose, nous irions vous voir. Nous nous mettrions dans quelque village aux environs et nous irions causer un peu avec vous.

Mais je ne sais quand les voyages seront possibles et quand on aura de quoi les payer ; tout est paralysé ! on vit sans recevoir d’argent et sans être forcé d’en donner, situation très bizarre, possible quand on vit dans son pays, au milieu de gens que l’on connaît, mais qui ne peut pas se prolonger indéfiniment, et qui n’est pas favorable pour payer les gros impôts nécessités par la guerre. C’est probablement par là que nous périrons, s’il est écrit que nous devons périr : le manque absolu de numéraire.

Croyez toujours, cher grand ami, à notre fidèle et tendre affection, à tous.

GEORGE SAND.


Je viens de parcourir tous les journaux de juillet, je ne vois pas que Gambetta ait voulu la guerre ni qu’il y ait applaudi. Il est bien vrai qu’il la pousse à outrance aujourd’hui avec une témérité qui épouvante ; mais qui sait si cette audace n’est pas le salut dans des circonstances si exceptionnelles ? Je ne le connais pas du tout, lui. J’entends dire qu’il est capable de faire de grandes choses et il est certain qu’il a fait déjà beaucoup.