Correspondance 1812-1876, 6/1870/DCCLII


Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 22-23).


DCCLII

À M. ANDRÉ BOUTET, À PALAISEAU


Nohant, 21 août 1870.


Cher ami,

Il ne s’agit pas de placement bon ou mauvais, je n’en suis pas là. Il y aura trop de misère autour de nous, avec ces hommes qui partent et ne reviendront peut-être pas, pour que je songe à faire fructifier mon argent. J’ai reçu les deux mille francs ce matin. Envoyez-moi mon reste, moins les fractions, les cent et quelques francs, que vous donnerez à l’ambulance de Palaiseau. Envoyez-moi aussi un modèle de quittance pour que je vous le retourne. Je ne puis donner du linge à madame Bordin : nous venons d’expédier une caisse énorme à l’Internationale, nous n’en avons plus.

Nous voilà encore sans nouvelles aujourd’hui. Ces jours d’attente sont cruels !

Un seul de mes petits-neveux est dans la mobile ; l’aîné est magistrat et fils aîné de veuve ; l’exemption légale est maintenue. Cette mobile va être exercée et n’est pas encore capable d’aller au feu.

Nos inquiétudes personnelles s’apaisent ; mais le mal général nous accable. Je suis, moi, de la sociale la plus rouge, aujourd’hui comme jadis ; mais la conformité de doctrines ne me soumet pas à l’adhésion au programme politique. On ne doit jamais imposer les convictions par la violence : c’est coupable et insensé ; car ce qui naît de la violence est condamné à mourir de mort violente ; si cette république future avait bonne conscience d’elle-même, elle s’abstiendrait de toute autre action que l’action morale, puisqu’elle est l’obstacle à une république plus tiède, qui aurait au moins la chance de se constituer.

Bonsoir, chers amis ; j’embrasse Élisa. J’ai été, comme elle, prophète de malheur, au milieu d’amis trop confiants ; triste consolation que celle d’avoir prévu ! Donnez-nous de vos nouvelles, quoi qu’il arrive.

À vous de cœur.

G. SAND.