Correspondance 1812-1876, 5/1869/DCXCIV



DCXCIV

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 24 février 1869.


Je suis toute seule à Nohant, comme tu es tout seul à Croisset. Maurice et Lina sont partis pour Milan, pour voir Calamatta dangereusement malade. S’ils ont la douleur de le perdre, il faudra que, pour liquider ses affaires, ils aillent à Rome ; un ennui sur un chagrin, c’est toujours comme cela. Cette brusque séparation a été triste, ma pauvre Lina pleurant de quitter ses filles et pleurant de ne pas être auprès de son père. On m’a laissé les enfants, que je quitte à peine et qui ne me laissent travailler que quand ils dorment ; mais je suis encore heureuse d’avoir ce soin sur les bras pour me consoler. J’ai tous les jours, en deux heures, par télégramme, des nouvelles de Milan. Le malade est mieux ; mes enfants ne sont encore qu’à Turin aujourd’hui et ne savent pas encore ce que je sais ici. Comme ce télégraphe change les notions de la vie, et, quand les formalités et formules seront encore simplifiées, comme l’existence sera pleine de faits et dégagée d’incertitudes !

Aurore, qui vit d’adorations sur les genoux de son père et de sa mère et qui pleure tous les jours quand je m’absente, n’a pas demandé une seule fois où ils étaient. Elle joue et rit, puis s’arrête ; ses grands beaux yeux se fixent, elle dit : Mon père ? Une autre fois, elle dit : Maman ? Je la distrais, elle n’y songe plus, et puis elle recommence. C’est très mystérieux, les enfants ! ils pensent sans comprendre. Il ne faudrait qu’une parole triste pour faire sortir son chagrin. Elle le porte sans savoir. Elle me regarde dans les yeux pour voir si je suis triste ou inquiète ; je ris et elle rit. Je crois qu’il faut tenir la sensibilité endormie le plus longtemps possible et qu’elle ne me pleurerait jamais si on ne lui parlait pas de moi.

Quel est ton avis, à toi qui as élevé une nièce intelligente et charmante ? Est-il bon de les rendre aimants et tendres de bonne heure ? J’ai cru cela autrefois : j’ai eu peur en voyant Maurice trop impressionnable et Solange trop le contraire et réagissant. Je voudrais qu’on ne montrât aux petits que le doux et le bon de la vie, jusqu’au moment où la raison peut les aider à accepter ou à combattre le mauvais. Qu’est-ce que tu en dis ?

Je t’embrasse et te demande de me dire quand tu iras à Paris, mon voyage étant retardé, vu que mes enfants peuvent être un mois absents. Je pourrai peut-être me trouver avec toi à Paris.

TON VIEUX SOLITAIRE.


Quelle admirable définition je retrouve avec surprise dans le fataliste Pascal :

« La nature agit par progrès, itus et reditus. Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais. »

Quelle manière de dire, hein ? Comme la langue fléchit, se façonne, s’assouplit et se condense sous cette patte grandiose !