Correspondance 1812-1876, 5/1869/DCXC



DCXC

À MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN


Nohant, 10 janvier 1869.


Nous avons reçu tous les envois, celui de Toto d’abord, et puis le vôtre hier au soir, venant de Grasse directement, et délicieux, frais à rendre friands les plus sobres. Aurore aussi a fêté tout cela et va le fêter encore plus aujourd’hui ; car c’est son anniversaire, ses trois ans accomplis ; et je viens de lui faire un bouquet pour dîner. Je n’ai jamais vu, dans nos climats, une pareille floraison en plein janvier. La terre est un tapis de violettes et de pervenches, de narcisses et de pensées. Il fait presque aussi doux que, chez vous, au mois de mars ; mais je m’imagine que, cette année-ci, vous devez avoir, à présent, presque trop chaud. Pourtant je ne sais pas, l’année est bizarre : ils ont mauvais temps en Italie ; ici, la veille de Noël, au milieu du réveillon et pendant que Plauchut racontait son voyage à mes petits-neveux, nous avons eu deux grands coups de tonnerre très beaux.

Dites-moi en gros la floraison de vos environs (la floraison spontanée du moment), ça m’intéresse, — pas celle des jardins.

On est heureux aussi chez nous, on ne demande que la durée de ce qui est. Notre parrain Jérôme est mieux portant, après nous avoir donné de l’inquiétude ; il nous a écrit hier. Lolo se livre à présent à la danse et au chant avec succès. Maurice fait des merveilles de décors pour les marionnettes.

Moi, j’ai achevé un grand travail et je ne fiche plus rien. Je suis en récréation, je donne le soir des leçons de fanfares au clairon des pompiers. En voilà une occupation ! mais, comme je sais mon affaire, à présent ! le réveil, l’appel, le rappel, la générale, la berloque, l’assemblée, le pas accéléré, le pas ordinaire, etc. Je profite de l’occasion pour apprendre les éléments de la musique à mon bonhomme, qui est garçon meunier et ne sait pas lire ; il est intelligent, il apprendra.

J’ai enfin relu Laure. Les défauts sont adoucis, les qualités mieux en lumière ; mais les défauts existent toujours, défauts absolument relatifs, qui n’en sont pas par eux-mêmes, et qu’on peut signaler sans vous rien ôter de votre valeur personnelle. L’inconvénient de vos ouvrages est celui de ne pas s’adresser à une classe déterminée de lecteurs intellectuellement hybrides comme vous. C’est un obstacle, non au mérite, mais au succès de la chose. La partie qui intéresse les uns est celle qui n’intéresse pas les autres, et réciproquement. Je crois qu’il faudrait choisir, mais je ne peux pas encore vous dire dans quel sens vous pouvez le mieux marcher ; cet ouvrage-ci ne tranche pas pour moi la question ; j’y vois un grand progrès des deux faces de votre talent, mais pas encore les qualités de métier nécessaires à l’une ou à l’autre, ou sachant fondre et marier habilement les deux. C’est affaire de temps, vous êtes jeune.

Sur ce, chère enfant aimée, la famille vous envoie ses remerciements pour vos gâteries et vous renouvelle ses tendresses. Moi, je vous embrasse de cœur tous les trois.

G. SAND.