Correspondance 1812-1876, 5/1869/DCCVI



DCCVI

À M. LOUIS ULBACH, À PARIS


Nohant, 26 novembre 1869.


Cher et illustre ami,

Je suis à Nohant, à huit heures de Paris (chemin de fer). Est-ce une trop longue enjambée pour le temps dont vous pouvez disposer ? On part vers neuf heures de Paris, on dîne à Nohant à sept. — On peut repartir le lendemain matin ; mais, en restant un jour chez nous, il n’y a pas de fatigue et on aurait le temps de causer. Si cela ne se peut, ce sera à notre grand regret ; car nous nous ferions une joie, mes enfants et moi, de vous embrasser, vous et votre Cloche[1] qui sonne si fort, sans cesser d’être un bel instrument et sans détonner dans les charivaris.

J’irai à Paris, dans le courant de l’hiver, janvier ou février. Si vous ne pouvez m’attendre, consultez sur les quarante premières années de ma vie, l’Histoire de ma vie. Lévy vous portera les volumes à votre première réquisition.

Cette histoire est vraie. Beaucoup de détails à passer ; mais, en feuilletant, vous aurez exacts tous les faits de ma vie.

Pour les vingt-cinq dernières années, il n’y a plus rien d’intéressant ; c’est la vieillesse très calme et très heureuse en famille, traversée par des chagrins tout personnels, les morts, les défections, et puis l’état général où nous avons souffert, vous et moi, des mêmes choses. — Je répondrai, à toutes les questions qu’il vous conviendrait de me faire, si nous causions, et ce serait mieux.

J’ai perdu deux petits-enfants bien-aimés, la fille de ma fille et le fils de Maurice. J’ai encore deux petites charmantes de son heureux mariage. Ma belle-fille m’est presque aussi chère que lui. Je leur ai donné la gouverne du ménage et de toute chose. Mon temps se passe à amuser les enfants, à faire un peu de botanique en été, de grandes promenades (je suis encore un piéton distingué), et des romans, quand je peux trouver deux heures dans la journée et deux heures le soir.

J’écris facilement et avec plaisir ; c’est ma récréation ; car la correspondance est énorme, et c’est là le travail. Vous savez cela. Si on n’avait à écrire qu’à ses amis ! Mais que de demandes touchantes ou saugrenues ! Toutes les fois que je peux quelque chose, je réponds. Ceux pour lesquels je ne peux rien, je ne réponds rien. Quelques-uns méritent que l’on essaye, même avec peu d’espoir de réussir. Il faut alors répondre qu’on essayera. Tout cela, avec les affaires personnelles, dont il faut bien s’occuper quelquefois, fait une dizaine de lettres par jour. C’est le fléau ; mais qui n’a le sien ?

J’espère, après ma mort, aller dans une planète où l’on ne saura ni lire ni écrire. Il faudra être assez parfait pour n’en avoir pas besoin. En attendant, il faudrait bien que, dans celle-ci, il en fût autrement.

Si vous voulez savoir ma position matérielle, elle est facile à établir. Mes comptes ne sont pas embrouillés. J’ai bien gagné un million avec mon travail ; je n’ai pas mis un sou de côté : j’ai tout donné, sauf vingt mille francs, que j’ai placés, il y a deux ans, pour ne pas coûter trop de tisane à mes enfants, si je tombe malade ; et encore ne suis-je pas sûre de garder ce capital ; car il se trouvera des gens qui en auront besoin, et, si je me porte encore assez bien pour le renouveler, il faudra bien lâcher mes économies. Gardez-moi le secret, pour que je les garde le plus possible.

Si vous parlez de mes ressources, vous pouvez dire, en toute connaissance, que j’ai toujours vécu, au jour le jour, du fruit de mon travail, et que je regarde cette manière d’arranger la vie comme la plus heureuse. On n’a pas de soucis matériels, et on ne craint pas les voleurs. Tous les ans, à présent que mes enfants tiennent le ménage, j’ai le temps de faire quelques petites excursions en France ; car les recoins de la France sont peu connus, et ils sont aussi beaux que ce qu’on va chercher bien loin. J’y trouve des cadres pour mes romans. J’aime à avoir vu ce que je décris. Cela simplifie les recherches, les études. N’eussé-je que trois mots à dire d’une localité, j’aime à la regarder dans mon souvenir et à me tromper le moins que je peux.

Tout cela est bien banal, cher ami, et, quand on est convié par un biographe comme vous, on voudrait être grand comme une pyramide pour mériter l’honneur de l’occuper.

Mais je ne puis me hausser. Je ne suis qu’une bonne femme à qui on a prêté des férocités de caractère tout à fait fantastiques. On m’a aussi accusée de n’avoir pas su aimer passionnément. Il me semble que j’ai vécu de tendresse et qu’on pouvait bien s’en contenter.

À présent, Dieu merci, on ne m’en demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m’aimer, malgré le manque d’éclat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi.

Je suis restée très gaie, sans initiative pour amuser les autres, mais sachant les aider à s’amuser.

Je dois avoir de gros défauts ; je suis comme tout le monde, je ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j’ai des qualités et des vertus. J’ai beaucoup songé à ce qui est vrai, et, dans cette recherche, le sentiment du moi s’efface chaque jour davantage. Vous devez bien le savoir par vous-même. Si on fait le bien, on ne s’en loue pas soi-même, on trouve qu’on a été logique, voilà tout. Si on fait le mal, c’est qu’on n’a pas su qu’on le faisait. Mieux éclairé, on ne le ferait plus jamais. C’est à quoi tous devraient tendre. Je ne crois pas au mal, mais je crois à l’ignorance…

Sonnez la Cloche, cher ami ; étouffez les voix du mensonge, forcez les oreilles à écouter.

Vous avez fait de Napoléon III une biographie ravissante. On voudrait être déjà à cette sage et douce époque, où les fonctions seront des devoirs, et où l’ambition fera rire les honnêtes gens d’un bout du monde à l’autre.

À vous de cœur, bien tendrement et fraternellement.

G. SAND.

  1. Journal que publiait alors Louis Ulbach.