Correspondance 1812-1876, 5/1867/DCXLI



DCXLI

À M. FRANÇOIS ROLLINAT, À CHÂTEAUROUX


Nohant, 29 juillet 1867.


Cher ami,

Je n’ai pu voir M. Lafagette qu’un instant. J’étais souffrante et mes enfants m’emmenaient de force à la promenade. Je l’ai donc appelé en conférence sur la route, en passant à Vic. Puisque tu t’intéresses particulièrement à ce jeune homme, qui, par lui-même d’ailleurs, me paraît intéressant, je désirerais être à même de lui donner un bon conseil. Mais, en fait de poésie montée de ton comme celle-ci, je suis un mauvais juge. J’ai trop fait de parodies de ce genre dans nos gaietés de famille, et tu m’as trop donné l’exemple, coupable que tu es, de chefs-d’œuvre ébouriffants pour que je puisse jamais prendre au sérieux les strophes échevelées des jeunes disciples de cette école.

Et, pourtant, je ne voudrais pas être injuste : celui-ci a des éclairs dignes des maîtres, et, à côté de puérilités emphatiques, il a du vrai souffle, des expressions heureuses, de l’habileté de langage et de l’inspiration. Ce qu’il fait est souvent mauvais, parfois très beau, rarement médiocre. Ce serait grand dommage de le décourager, et je crois que le bon conseil à lui donner, s’il voulait le recevoir, serait celui-ci :

« Faites des vers encore et toujours ; mais n’en publiez pas encore. Attendez que votre goût se soit formé et que vous sentiez pourquoi on vous donne cet avis. C’est à vous de le trouver vous-même. Autrement, toute critique vous semblera pédante et arbitraire, et vous nuira au lieu de vous profiter. »

J’avais l’idée d’adresser M. Lafagette à Théophile Gautier, qui est un meilleur juge que moi. Mais, outre que je ne sais trop s’il ne m’enverra pas promener, je crois être sûre, à présent que j’ai lu avec attention l’opuscule entier, que son jugement serait conforme au mien. Toutefois, si M. Lafagette persiste à le voir, je lui donnerai une lettre. Théophile est très bon, comme un grand artiste et un vrai maître qu’il est en l’art des vers, et je ne pense pas qu’il décourage ce jeune homme.

Mais que va-t-il faire à Paris, après ces malédictions jetées à la moderne Babylone ? C’est l’amour de la montagne et l’enthousiasme de la solitude qui l’ont inspiré. Il m’a dit vouloir se lancer dans la vie littéraire. Qu’est-ce que c’est que cela ? où ça se trouve-t-il ? qu’entend-il par là ? J’ai cru d’abord que c’était un éditeur qu’il voulait trouver, et je lui ai dit la vérité. Eût-il une préface de Victor Hugo, il lui faudra probablement faire les frais de sa première publication. Aucune recommandation ne lui servira quand il s’agira, pour un marchand de littérature, de risquer une somme quelconque. Les revues et les journaux littéraires sont encombrés de poésie et en consomment fort peu. Ils n’accepteront pas le côté pamphlétaire de la chose. C’est trop hardi pour eux, et, d’ailleurs, ils ne le pourraient pas. Je ne vois donc pas comment je pourrais être utile à ses débuts.

Quant à la vie littéraire, je ne la connais pas. Je ne connais pas de milieu littéraire où elle s’exprime et se manifeste de manière à lui être accessible avant qu’il ait fait preuve de maturité ; — c’est-à-dire que je ne connais intimement que des vieux comme moi.

Résume tout cela à sa famille et à lui comme tu l’entendras. Pour être utile aux gens, il faut les connaître et savoir leur présenter les choses ; autrement, on les blesse sans les éctairer.

À toi de cœur, mon vieux ami.

GEORGE SAND.