Correspondance 1812-1876, 5/1866/DXCVII



DXCVII

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, À PARIS


Nohant, 7 janvier 1866.


Merci, cent fois merci, mon fils, pour toute la peine que nous nous donnons ; car vous en prenez autant que moi. Si vous dites que La Rounat a raison, c’est qu’il a raison. Et je crois pourtant toujours qu’il y avait du remède ; car ce qui manque dans ma version, c’est de l’intérêt, je le vois à présent ; c’est de la passion[1]. Eh bien, que la jeune fille fût (telle qu’elle est, et en commençant par une fantaisie romanesque) prise d’une passion véritable, qu’elle la fît partager à Lélio, que Lélio se sacrifiât à son ami, il y avait motif à émotion ou à souffrance, et le moyen de la fin pouvait prendre plus d’importance et de vraisemblance pour guérir ces cœurs blessés (moyen de la fin auquel, du reste, je ne tiens pas, s’il ne vous dit rien, et qui deviendrait peut-être inutile). Enfin je vois dix combinaisons pour une, comme toujours. C’est ma nature de ne pas croire à l’impossible et de ne pas croire non plus a l’impuissance des sujets. Du moment qu’on peut les tourner du côté qu’on veut, c’est une question d’essai et de recherche. Je crois que, si j’avais pu être à Paris, savoir tout de suite, et non au bout de huit jours d’attente inutile, l’impression de La Rounat, j’aurais été à vous tout de suite et nous aurions paré le coup. Il est vrai que j’aurais eu votre opinion avant la sienne ; car je vous aurais montré la chose avant de me la laisser arracher par lui acte par acte.

C’est un impatient aveugle qui, devant une déception, abandonne tout et ne cherche pas le remède ou vous empêche de le chercher.

Il est, au reste, comme presque tout le monde, en ce monde, et je ne lui en veux pas pour ça : ce n’est pas l’affaire des directeurs de théâtre d’avoir de la persévérance, de la philosophie et de la présence d’esprit. Il a laissé passer un temps précieux et il cherche son salut Dieu sait où.

Quant à nous autres, il ne nous est ni permis ni possible de nous décourager, et je vois que vous voyez déjà quelque chose à tenter dans un autre sujet. Moi, je ne vois rien dans les sujets, au premier aperçu.

Dans tout cela, cher fils, je ne pense jamais à la peine prise en pure perte, et à ce qu’on appelle le travail perdu. Il n’y a pas de travail perdu, du moment qu’on a eu le plaisir de travailler. D’ailleurs, ça apprend, et la vie se passe à apprendre ; ceux qui la passent à regretter ne vivent pas. Je vous bénis de prendre intérêt à ma vie, et aucune vérité ne me dégoûte du travail. Ce qui dégoûte ou peut dégoûter du métier, ce sont les injustices du public ou la mauvaise foi des critiques ; mais ce qui porte sur nous-même, les erreurs qu’on nous fait voir, le mal qu’on nous indique à réparer, c’est bien bon et bien stimulant.

  1. Il s’agissait d’une pièce tirée de la Denière Alddui.