Correspondance 1812-1876, 5/1866/DCIX



DCIX

À MAURICE SAND, À NOHANT


Paris, 10 août 1866.
Une heure de l’après-midi.


Il fait tellement sombre, que pour un peu j’allumerais la lampe. Quel temps ! quelle année ! c’est fichu, nous n’aurons pas d’été.

Je suis arrivée hier à quatre heures chez moi ; j’ai trouvé une seule lettre de ma Cocote, c’est bien peu ; j’espérais mieux. Enfin, tout va bien chez vous. Aurichette est belle, tu es guéri de tes rhumes, Lina promet de s’en tenir à un rhume de cerveau.

Je n’ai pas pu vous écrire hier en arrivant : j’ai trouvé Couture, qui m’attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras : un volume de sa façon qu’il venait me lire, à moi qui ne l’avais pas vu depuis 1852 ! Mais il a tant d’esprit, d’entrain ; il a une grosse tête intelligente sur un gros petit corps si drôle, que je me suis exécutée séance tenante. Nous avons été dîner chez Magny, et, en rentrant, j’ai avalé le volume, qui est un ouvrage sur la peinture ; très amusant et très intéressant. J’étais bien fatiguée tout de même, et, après ça, j’ai dormi… Ah ! il faut vous dire que, dès le matin, à Rouen, j’avais encore couru la ville avec Flaubert. Mais c’est superbe, cette grande ville étalée sur ces belles grandes collines, et ce grand fleuve qui a flux et reflux comme la mer et qui est plus coloré que la Manche à Saint-Valery. Et tous ces monuments curieux, étranges ; ces maisons, ces rues entières, ces quartiers encore debout du moyen âge ! Je ne comprends pas que je n’eusse jamais vu ça, quand il fallait trois heures pour y aller.

J’ai trouvé hier Paris, vu des ponts, si petit, si joli, si mignon, si gai, que je me figurais le voir pour la première fois.

Croisset est un endroit délicieux, et notre ami Flaubert mène là une vie de chanoine au sein d’une charmante famille. On ne sait pas pourquoi c’est un esprit agité et impétueux ; tout respire le calme et le bien-être autour de lui. Mais il y a cette grande Seine qui passe et repasse toujours devant sa fenêtre et qui est sinistre par elle-même malgré ses frais rivages. Elle ne fait qu’aller et venir sous le coup de la marée et du raz de marée (la barre ou mascaret). Les saules des îles sont toujours baignés ou débaignés ! c’est triste et froid d’aspect, mais c’est beau et très beau. Ils ont été (chez lui) charmants pour moi, et on vous invite à y aller pour voir les grandes forêts où on se promène en voiture, des journées entières. Je suis contente d’avoir vu ça.

Mon rhume va très bien. Il avait empiré à Saint-Valery la dernière journée et surtout la dernière nuit, où l’orage ouvrait des fenêtres impossibles à refermer. Quel taudis ! Je n’irai pas y finir mes jours. Mais le pays est adorable, bien plus beau encore que les environs de Rouen. J’ai vu par là des vestes dieppoises jolies, oh ! mais jolies comme des bijoux, et je n’ai pas pu me tenir d’en commander une pour Cocote ; je l’attends et je crois que ça lui fera plaisir.

Parlons de nous, car, de Paris, je ne connais rien encore. Je ne sais pas si on joue toujours les Don Juan. Je vous envoie des articles qui ne sont pas mauvais et on m’a écrit là-bas qu’il se faisait une réaction et qu’on s’apercevait que la pièce était charmante. Mais, si elle ne fait pas d’argent, on ne la soutiendra pas ; on ne la soutient peut-être plus. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors pour voir les affiches ; et je ne songe même pas à aller à Palaiseau par ce déluge. Parlons donc de ce que nous allons faire. Il faut faire ce Pied sanglant[1], il faut le faire ensemble, d’entrain et vite. Mais il faut voir la Bretagne.

Dites-moi tout de suite si vous voulez y venir ; car, si c’est non, inutile que j’aille à Nohant pour repartir de là, et doubler la fatigue et les frais du voyage. Si vous y venez avec moi, c’est différent, j’irai vous prendre.

Si vous ne voulez pas, j’irai y passer huit jours seule et j’irai ensuite à Nohant, d’où nous pourrons aller ailleurs. Quel que soit le temps, quand on veut voir, on voit ; on s’enveloppe, on se chausse et on n’en meurt pas, puisque me voilà mieux qu’au départ et contente d’avoir vu. Vite une réponse pendant que je m’occuperai ici de régler nos affaires avec Harmant et l’Odéon.

Je vous bige mille fois. Ayez soin de vous : couvrez-vous comme en hiver, chaussez-vous comme en Laponie. Ce soir, je vous dirai ce que j’aurai pu faire par cet affreux temps.

  1. Drame joué plus tard à la Porte-Saint-Martin sous le titre de Cadio.