Correspondance 1812-1876, 5/1865/DXCIV



DXCIV

À M. LOUIS ULBACH, À PARIS


Palaiseau, 27 septembre 1865.


Vos livres me sont arrivés dans un moment affreux, cher monsieur, laissez-moi plutôt dire ami. J’ai été morte, je ne sais pas si je suis vivante, bien que mon corps marche et agisse. Était-ce une bonne disposition pour vous lire ? Pourtant je viens de lire Louise Tardy, et cela me semble un chef-d’œuvre d’analyse délicate, subtile et vigoureuse à la fois ; une de ces histoires sans événements qu’on n’oublie pourtant jamais, parce qu’on croit avoir toujours connu ces âmes-là. Et quelle forme exquise, ingénieuse à définir toutes les émotions et toutes les réflexions !

Vous me traitez de maître, c’est vous qui passez maître, et, moi, je passe je ne sais quoi. Je double le cap de l’Amertume, et j’entre dans les mers inconnues de l’Isolement. N’importe ! dans la douleur ou dans le calme, je vous applaudirai toujours du cœur et des deux mains. Merci d’avoir pensé à moi ; je lirai le Parrain, bien sûr.

Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et on peut s’imaginer, au premier abord, que son état l’a blasée sur les choses de la vie ; mais, si elle était vieille, vous eussiez pu la peindre tout de suite comme aiguisée et surexcitée, et disposée à souffrir plus que les autres. Au reste, vous avez conclu. Vous avez montré que notre travail d’analyse, à vous, à moi, à tous les artistes qui prennent leur tâche au sérieux, pousse au besoin de se dévouer et de se défendre, deux sollicitations contraires qui rendent la vie plus difficile à nous qu’aux autres. Quelle affaire que la vie ! et la mort ! quel abîme !

Ayez grand courage, vous avez le grand lot.

À vous de cœur.

G. SAND.