Correspondance 1812-1876, 5/1864/DLXXVI



DLXXVI

À MADAME LINA SAND, À NOHANT


Palaiseau, novembre 1864.


Ma belle Cocote,

Tu es bien gentille d’être sage et mieux portante. Si je t’ai donné du courage, c’est en ayant celui de ne pas te parler de mon propre chagrin. L’oublier et en prendre son parti est impossible ; mais vivre quand même pour faire son devoir, pour consoler ceux qu’on aime et les aider à vivre, voilà ce qui est commandé par le cœur. La philosophie, la religion même sont par moments insuffisantes ; mais, quand on aime, on doit avoir la douleur bonne, c’est-à-dire aimante. Aide donc ton Bouli à moins souffrir et à se fortifier par le travail et l’espérance d’un meilleur avenir. Il peut être encore si beau pour vous deux, sous tous les rapports ! Ne le gâtez pas par le découragement. La destinée et le monde abandonnent ceux qui s’abandonnent eux-mêmes.

Moi, j’ai bon espoir pour la pièce ; Bouli te donnera tous les détails que je lui écris. Je suis désolée que tu aies commandé un chapeau, je t’en envoie trois : un chapeau, une toque et un chapeau rond ; c’est tout ce qui se porte, et à volonté, selon qu’il fait chaud, froid ou doux : modes de cour, rien que ça ! La toque est, selon moi, un bijou ; le chapeau noir et rose, tout ce qu’il y a de plus distingué pour faire des visites, quand il gèle.

Je regrette mes pauvres pigeons blancs. Il y a certainement une fouine ou une belette ou un rat qui les menace. Peut-être une chouette dans l’arbre ; il faudrait déplacer leur maisonnette et la mettre contre un mur.

Si les petites poules et les faisans vous ennuient, donnez les poules à Léontine et les faisans à Angèle, ou à madame Duvernet, ou à madame Souchois. Je crois que c’est encore celle-ci qui en aura le plus de soin et à qui ça fera le plus de plaisir.

J’ai vu madame Arnould-Plessy, qui m’a chargée de t’embrasser. Dumas se marie décidément avec madame Narishkine. Je vas me remettre à Mont-Revêche et faire planter mon jardin. Rien de nouveau d’ailleurs. Je n’ai pas eu le courage d’aller voir ta maman et je n’ai pas voulu la faire venir, souffrante et par ce temps de Sibérie. Il faut laisser passer ça. Je me payerai de ne pas faire de visites de jour de l’an, et on ne m’en fera pas, Dieu merci. Je plaindrais ceux qui en auraient le courage

On me dit qu’à Palaiseau l’hiver se fait plus à la fois que chez nous et que les gelées de mai, si désastreuses dans le Berry, sont tout à fait exceptionnelles. C’est ce qui m’explique que les environs de Paris ont presque toujours des fruits. Au reste, nous verrons bien.

Je te bige quatorze mille fois ; donnes-en un peu à ton Bouli. Je ne veux pas encore m’intéresser au roman antédiluvien. Je veux qu’il pense à sa pièce, c’est la grosse affaire. Ça réussira ou non, mais ça doit être tenté.