Correspondance 1812-1876, 4/1861/CDLXXXIV



CDLXXXIV

À M. CHARLES PONCY, À TOULON


Nohant, 30 juin 1861.


Cher enfant,

Maurice me charge de vous dire qu’il est à Oran, sur le Jérôme-Napoléon ; que le prince l’a pris à Alger et l’emmène à Cadix, Lisbonne et peut-être en Amérique ; que, par conséquent, il n’est pas sur le chemin de Toulon et n’ira pas vous voir de sitôt, mais qu’il pense à vous tous et vous embrasse bien fraternellement.

Ce cher enfant va donc courir le monde et je m’en réjouis, malgré un peu de tristesse et d’inquiétude que je lui cache avec soin ; car il reviendrait plutôt que de m’affliger ; et je ne veux pas qu’il perde une si belle occasion pour voir du pays agréablement.

Dites à tous nos amis où il est, et qu’il comptait bien aller les voir, sans cet incident imprévu. Rappelez-moi aussi à tous les braves gens de là-bas.

Depuis notre arrivée, j’ai travaillé comme un diable. J’ai fini mon roman, corrigé, expédié. Je suis à présent dans le rangement botanique, et chaque plante du Midi que je revois me rappelle mes promenades, les beaux endroits que je connais si bien, le Ragas, le Coudon, Montrieux, les grès de Sainte-Anne, Dardenne, etc. Vous rappelez-vous, à Pierrefeu, le bonhomme qui labourait des pierres, et les lentilles qui poussaient quand même ? et les sans-feuilles que vous n’avez pas pu baptiser en français, et les petites aspérules bleues que Solangette allait me cueillir dans le champ voisin, et tous vos prétendus muguets, etc. ? Je repasse tout cela et je leur fais la toilette. Il me semble qu’il y a déjà longtemps que je vous ai quittés, tant le milieu d’ici, le climat, la flore, les visages sont différents. L’accent provençal et son compagnon intime le mistral manquent à notre existence. Je vois toujours Bou-Maza dans les bras de Nicolas et je répète sa chanson favorite :

Nicolas, demain ta fête !

Et cette pauvre Léda ? pourvu qu’à force de nous chercher, elle ne s’en aille pas trop loin et ne soit pas tuée comme vagabonde dangereuse ! si elle avait l’esprit de venir jusqu’ici, je vous réponds qu’elle serait bien reçue.

Mais parlons de vous, cher enfant. La santé est-elle revenue pour rester ? Il est évident qu’il y avait débilitation et qu’il faut refaire l’estomac.

Et la pauvre Solange, est-elle toujours au ban de sa classe, à cause de sa marraine ? Oh ! les vilaines gens que les prêtres d’aujourd’hui… On dit que le pape est mort et qu’on le cache. Que résulterait-il de cette mort ? Il eût bien dû passer à la place du pauvre Cavour !

Que fait Désirée ? est-elle toujours bien fatiguée ? Êtes-vous à Mer-Vive par cette chaleur ? C’est une charmante femme que Désirée, une figure angélique de douceur et de distinction. Vous dites quelquefois qu’elle manque d’énergie : votre Solange en a pour deux, et il me semble que c’est très bien arrangé comme ça par le bon Dieu. — Elles doivent s’aimer d’autant plus qu’elles diffèrent, et la charmante Anaïs me paraît un bien précieux dans la famille.

Mais voilà trois heures du matin et j’espère que vous ronflez tous, même vous, qui dormez si peu, mais qui ne vous amusez pas, j’espère, à attendre le lever de la comète. Elle est un peu belle, n’est-ce pas ? Quelle queue ! — Elle doit se lever du côté de Saint-Mandrier, être sur Mer-Vive et Tamaris entre dix et onze heures du soir et se coucher derrière les gorges d’Ollioules, même un peu plus à gauche. Dites-moi si c’est comme ça.

Nous ne l’avons vue que ce soir. Depuis huit jours, nous avons de la pluie, à la grande joie des habitants, qui étaient à sec depuis deux mois. Je vas me coucher. Bonsoir, chers enfants. Je vous embrasse tous quatre bien tendrement.

Maurice a aujourd’hui trente-huit ans ; moi, dans cinq jours, j’en aurai cinquante-sept. Voilà deux journées que nous avons rarement passées, lui et moi, sans nous embrasser. Solange, par compensation, est ici et vous envoie tous ses compliments et amitiés.