Correspondance 1812-1876, 4/1860/CDLVII



CDLVII

À MAURICE SAND, À GUILLERY


Nohant, 16 mai 1860.


Peut-être es-tu à Paris, ou en train d’y revenir. Tu y trouveras mes lettres, et celles de ce soir te signalent l’heureuse arrivée de toutes tes bêtes.

J’ai d’abord donné les plantes au jardinier, avec les instructions écrites et verbales. L’euphorbe n’est presque pas flétrie, et, au bout du compte, ton emballage à la Robinson dans son île était très bien fait.

La salamandre est très vivante. On voudrait en faire un bracelet, tant elle est belle ! par exemple, nous ne savons pas trop quoi lui donner à manger. L’orthoptère dégingandée était d’une telle pétulance (elle s’était ennuyée en voyage), que nous n’en savions que faire. Enfin, on l’a installée dans un bocal avec de la mousse, de l’herbe et des mouches, et elle a déjeuné d’un grand appétit en leur suçant le derrière jusqu’à la ceinture ; après quoi, elle s’est curé les dents avec beaucoup de soin, a nettoyé ses mains et s’est endormie à la renverse, sur un écart impossible : les mains repliées sur le ventre ou sur le brin de chaume qui lui en tient lieu, retroussant sa queue de poule d’une façon triomphante. C’est bien la plus étrange créature qu’on puisse voir, et je n’ai fait que regarder ses poses et sa chasse aux mouches.

J’ai ensuite examiné les cailloux, qui ne manquent pas d’intérêt. Les huîtres fossiles sont d’un bon numéro. Elles ne s’étaugeaient[1] pas la coquille dans ce temps-là. Les pierres à bâtir sont des travertins. J’ai passé deux heures à étiqueter avec soin et, demain, je rangerai dans une case particulière.

J’attends avec impatience la nouvelle de ton arrivée à Paris.

Ludre ne m’a envoyé aucun renseignement ; donc, je ne pense pas qu’il faille compter les attendre à Paris, et tu les attendras d’ailleurs moins chèrement et plus commodément ici. Le temps est si beau, le jardin et la campagne sont si charmants, que je regrette les jours que tu en perds. C’est un mois de mai des dieux, chaud, moite ; du soleil, et, de temps en temps, la nuit ; puis, le matin, de belles ondées qui font tout pousser et tout fleurir. Pas d’orages ici, bien qu’il y en ait eu de terribles ailleurs.

Aussi je n’ai pas eu le courage de me remettre au roman à corriger. Je vis dans la nature, étude et contemplation, sans pouvoir m’en arracher. Viens donc le plus tôt possible ; car la floraison est à présent en avance.

Je te bige mille fois, et j’aspire à savoir que tu as fait bonne route.

  1. Elles ne s’en privaient pas.