Correspondance 1812-1876, 4/1857/CDXVI



CDXVI

À M. CHARLES-EDMOND, À PARIS


Nohant, 29 novembre 1856.


Cher ami,

Avant de vous parler d’affaires, je veux vous dire que je me suis enfin mise, ces jours-ci, à lire votre relation du grand voyage, et que, sans aucun compliment ni prévention d’amitié, j’en ai été ravie. J’avais peur d’entamer le gros volume et de le laisser en chemin. Aussi je n’ai pas voulu seulement l’ouvrir avant d’être sûre que je n’aurais plus une comédie de trois actes à faire toutes les semaines pour le théâtre de Nohant. Je suis tranquille à présent et je vous suis à travers les banquises ; c’est fait de main de maître, je vous assure. C’est prompt, c’est gai, c’est effrayant, et c’est d’un charmant français comme style et comme couleur. Le petit nid de soie et de velours où l’on va fumer et écouter du Schubert, entre chaque rencontre de la glace flottante qui peut vous broyer, est un détail bien senti, émouvant comme un récit de Cooper et plus artiste. Je vas vous suivre en Suède, où, précisément, j’ai posé mon nouveau roman. J’ai feuilleté un peu, avant de lire bien, cette partie du livre. Je vois que vous n’avez pas été en Dalécarlie, où j’ai planté ma tente en imagination. Dites-moi si vous avez, en français, en italien ou en anglais (je ne sais pas d’autre langue), un ouvrage sur cette partie de la Suède, et un peu de détails sur son histoire au XVIIIe siècle, sous Frédéric-Adolphe, le mari d’Ulrique de Prusse. Vous me feriez bien plaisir de me le prêter. Ou indiquez-moi quelque chose que je puisse lire sur ce pays et cette époque ; — ou enfin faites-moi un petit précis de quelques pages, si vous avez cela dans la mémoire.

Je ne sais pas pourquoi vous avez des moments de découragement ; vous avez réellement un très solide et très beau talent, et avec cela une facilité miraculeuse ; car l’ouvrage est énorme et traite de tout ; une mémoire étonnante de ce que vous avez vu, et une aptitude particulière, d’avoir pu le voir pour le sentir, tout en le voyant pour le retenir. Je n’en ferais certes pas autant. Je m’endors le cerveau à regarder une mouche et je laisse passer, sans y prendre garde, un flot de choses plus intéressantes. Croyez que votre livre est bon et que je m’y connais assez pour en être sûre en vous le disant. — Donc, si vous avez de très belles facultés, vous ne devez jamais vous décourager. Vous aurez autant de peines et de malheurs qu’un imbécile et vous les sentirez plus vivement ; mais, tout en étant beaucoup plus blessé de la vie que le vulgaire à grosse écorce, vous aurez cette énorme compensation qu’il n’a pas : le travail intelligent, attrayant, comme disent les fouriéristes.

Parlons d’affaires ; ce sera bientôt fait. Vous prendrez le temps qu’il vous faudra pour la publication nouvelle ; vous me donnerez seulement quelque argent si je viens à en avoir besoin, en échange du manuscrit.

Voici le titre, sauf votre avis : Christian Waldo. Vous me direz que Waldo n’est pas un nom suédois ; c’est possible, mais c’est là justement l’histoire. Ce nom intrigue, même celui qui le porte. Annoncez, si vous voulez, que le roman se passe au XVIIIe siècle, afin qu’on ne croie pas qu’il s’agit de quelque parent de Pierre Waldo, le chef des Vaudois.

Ou bien encore, le roman peut s’appeler, si vous croyez le titre plus alléchant : le Château des Étoiles. C’est un Stelleborg de fantaisie qu’un personnage s’est bâti en Dalécarlie, à l’imitation de celui d’Uraniemborg dans l’île de Haven. Dans ce château, il se passe des choses bizarres. Espérons qu’elles seront amusantes ; je crois, toute réflexion faite, que ce titre plaira mieux : Décidez. N’annoncez pas une peinture de la Suède ni du XVIIIe siècle ; car le cadre réel sera moins étudié que celui de Bois-Doré. J’y ferai de mon mieux ; mais c’est surtout un roman romanesque que je fais cette fois.

Vous me dites qu’Alexandre m’aime beaucoup : il a raison. Moi, je l’aime comme si je l’avais mis dans ce monde. J’adore les natures droites, tranquilles, sereines et fortes qui ont l’intellect en harmonie parfaite avec leur organisation. C’est très rare ; c’est même un nouveau type dans l’humanité littéraire, qui, jusqu’à ce jour, n’a pu être ainsi par la faute probablement du milieu social. L’artiste jaloux, c’est-à-dire méchant et infortuné, est presque synonyme d’artiste. Dumas le père est essentiellement bon, mais trop souvent ivre de puissance. Son fils a de plus que lui le bon sens, chose encore bien rare en ce siècle de grandes orgies d’intelligence. Il ira loin, loin dans cette seconde moitié de siècle dont je ne verrai pas le bout, mais qui, j’en suis sûre, vaudra plus que la première.

Soyez donc calmé, cher ami ; je n’ai pas d’effluve magnétique ; mais je crois, sans illusion désormais, et c’est tout le secret de ma petite force. Vous pouvez l’avoir bien plus grande et vous l’aurez, en sentant que ce monde marche comme il doit marcher, et que vous poussez aussi à la bonne roue.

Amitiés de mes enfants.

G. SAND.