Correspondance 1812-1876, 4/1857/CDXIX



CDXIX

À SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME),
À PARIS


Nohant, 17 décembre 1857.


Oui, monseigneur, vous avez raison, et, comme toujours, vous voyez les choses de haut. Il ne s’agit pas tant de réussir que de faire ce que l’on doit, et on n’est jamais mortifié d’échouer, quand on n’a songé qu’à se risquer pour les autres. Comme toujours aussi, vous avez été bon ; que Dieu se charge du reste !

Ce qui vous rend triste, cher prince, c’est le mal d’un génie comprimé. Sans chercher à qui la faute, ni quelle sera l’issue, je me demande ce qui peut occuper le présent d’un être jeune et dans toute sa force, à qui le véritable emploi de cette force n’a pas été donné par les circonstances. Je m’imagine que les études scientifiques et surtout de philosophie scientifique, auxquelles vous vous intéressez, et que vous savez, sans en faire montre, pourraient vous devoir une somme de progrès. Les membres de votre famille qui se sont adonnés à la science n’ont pas été les moins utiles, et ne seront pas les moins illustres, dans le jugement de l’avenir. Peut-être, aussi, n’ont-ils pas été les plus malheureux.

Je vous vois et je vous envie la possession de trois grandes richesses : les facultés, le loisir, la jeunesse, sans parler de l’argent nécessaire pour les recherches et les explorations, moyen matériel qui manque à tant de généreuses intelligences. Je sais que vous travaillez beaucoup et que vous apprenez toujours ; mais pourquoi n’attacheriez-vous pas votre nom à des travaux que vous feriez exécuter sous vos yeux et dont vous seriez l’âme, parce que vous auriez l’initiative de la recherche, et la pensée mère de la philosophie de la chose ? Je ne parle pas de systèmes particuliers, c’est trop se livrer à la critique dans votre situation, vous ne le pouvez pas ; mais il y a, dans toutes les sciences, des points de vue bien établis et bien constatés, que tout regard intelligent et toute main puissante peuvent élargir, au grand profit des connaissances humaines. Ce que l’on appelle vulgairement les travaux est, je crois, d’un si puissant intérêt, que l’on y oublie tous les soucis de la vie réelle.

Car, en somme, la question, pour vous qui n’avez pas le bonheur d’être frivole et vain, c’est de respirer dans l’air qui convient à de larges poumons et de vous mettre, en dépit du sort et des hommes, dans une sphère qui développe l’intelligence au lieu de l’étouffer. Il y a, je crois, trois points nécessaires à l’extension complète de la vie : c’est d’aimer au moins également quelqu’un, quelque chose, et soi-même en vue de cette chose et de cette personne. J’ai remarqué et j’ai éprouvé que, quand cet équilibre est rompu, on arrive à trop s’aimer soi-même ou à ne pas s’aimer assez. Ce qui doit vous manquer, en raison du milieu où le sort vous a placé, c’est le quelque chose, la passion satisfaite d’un but intellectuel, et ce quelque chose, en somme, c’est l’humanité, puisque c’est pour elle qu’on travaille.

J’ai tant de respect et d’enthousiasme pour les sciences naturelles, dont je ne sais pas le premier mot, mais qui me donnent des battements de cœur et des éblouissements de joie quand, par hasard, j’en saisis quelques notions à ma portée, que je ne saurais vous parler de cela comme d’un pis aller dans l’emploi de votre activité intérieure.

Peut-être, un jour, des événements que nul ne peut prévoir vous traceront-ils une autre route. Et peut-être aussi, en vous surprenant dans celle-là, ne vous causeront-ils que regret et contrariété ; car notre appréciation de la vie change avec les situations qu’elle nous présente, et bien des choses arrivent, que nous avions cru devoir souhaiter, et que nous voudrions pouvoir repousser, parce que nous les jugeons mieux et les connaissons davantage. Si je me permets de vous écrire tout cela, c’est parce qu’en lisant votre voyage dans le Nord, je me suis mise à penser à vous, encore plus qu’au Nord, dont mon imagination était cependant très allumée.

Je vous voyais, intrépide et entêté, dans les dangers et les souffrances de cette exploration, et je me demandais « À qui diable en avait-il, avec cette île de Jean-Mayen, qu’il voulait conquérir sur la stupide et impassible banquise ? L’aventure est racontée par Edmond d’une manière charmante. On y est avec vous ; et, à travers la gaieté de sa narration et le bon goût de sa réserve, on vous sent là et on vous voit lutter contre la matière avec beaucoup de nerf et de furia francese.

Mais, encore une fois, à qui en aviez-vous ? Vous saviez bien, monseigneur, que l’éternel hiver des régions polaires ne connaît pas les princes, et ne veut pas ranger ses bataillons flottants pour leur ouvrir le passage.

Dans ce moment-là, vous aimiez donc passionnément le but, non pas l’île de Jean-Mayen, qui ne me paraît pas devoir être un paradis terrestre, mais le fait scientifique dont vous cherchiez à vous emparer. Or, si vous avez de telles aptitudes de volonté, pourquoi faut-il qu’elles ne recoivent leur développement que dans des situations exceptionnelles, comme les grands voyages et les grands périls ? Je ne dis pas de mal des voyages et des dangers, c’est la poésie de la chose ; mais pourquoi tant d’explorations dans le monde de la science, que l’on peut faire au coin du feu, ne sont-elles pas réglées par vous de manière à vous donner, à toute heure, les émotions vives de la découverte, et les joies sérieuses de la conquête, en même temps que vous en feriez profiter tout le monde ?

Voilà, cher Altesse Impériale, ce que vous soumet votre humble amie du désert, occupée du désir de vous voir apprécié de tous comme d’elle-même, et, avant tout désireuse de vous voir trouver en vous-même la force et les satisfactions que d’autres ont cherchées dans le hasard, en jouant leur âme à pile ou face.

Merci de vos bonnes lettres et croyez-moi bien à vous de cœur sérieusement et sincèrement.

GEORGE SAND.