Correspondance 1812-1876, 4/1855/CCCXCI


CCCXCI

À M. ERNEST PÉRIGOIS, À LA CHÂTRE


La Spezzia, 9 mai 1855.


Cher ami,

Je ne sais pas si vous recevrez ma lettre avant mon embrassade ; car je viens seulement de recevoir la vôtre et la douloureuse nouvelle qu’elle m’apporte[1]. Certainement, c’est un coup bien sensible qui vient encore me frapper, après tant d’autres. Sommes-nous malheureux depuis quelques années, mes pauvres enfants ! La vie générale tuée en nous et autour de nous, Dieu aurait dû nous laisser au moins la vie personnelle, celle de la famille et de l’amitié. Et cependant tout nous quitte à la fois ! C’est pour un monde meilleur qu’ils s’en vont, je n’en doute pas, j’en doute moins que jamais ; mais que toutes ces séparations sont navrantes pour ceux qui restent !

J’étais tout à l’heure au bord de la mer, dans un endroit délicieux, des rochers couverts de pins, et des fleurs superbes croissant en liberté jusque dans le sable de la grève. Pendant que mes enfants étaient à quelque distance, j’occupais ma promenade, comme à l’ordinaire, à ramasser des plantes. Voilà deux mois qu’à chaque individu nouveau pour mes yeux, je le place dans un livre exprès, en me disant que mon pauvre ami m’en apprendra le nom, et je recueille chaque plante en double pour lui en donner un exemplaire, comme j’avais fait dans un autre voyage. Ainsi, à chaque moment, cent fois le jour, depuis deux mois, je pense à lui et je me l’imagine herborisant comme autrefois à mes côtés. Eh bien, dans ce moment, dans cette occupation même, à laquelle mon souvenir l’associait, votre lettre m’est remise et j’apprends que je ne le reverrai plus !

Au moment de quitter Nohant, j’avais fait un grand rangement de papiers, et je crois vous avoir dit que j’avais retrouvé et relu toutes ses lettres ; c’étaient des chefs-d’œuvre d’esprit, de poésie, d’intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais que quand j’aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu’avec sa permission, je les publierais dans la suite de mes Mémoires.

Cette lecture m’avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse philosophie. C’était donc comme un pressentiment d’une séparation prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des années d’une tranquille séparation de fait ; car je ne le voyais presque plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez moi. Mais je ne m’apercevais pas de cela ; je le sentais tout près et je me disais qu’à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant ami possible.

Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d’une science sans mystères et de jouissances durables ; relativement au triste monde où nous passons cette vie d’un jour, si confuse, si incertaine et si troublée ; son sort est digne d’envie, j’en suis certaine. Mais nous ! Mon cœur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle[2] que de la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés ! Dites-lui combien je l’aime, surtout depuis la tendresse qu’elle a eue pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu’elle lui a données ! Hélas ! je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre !

Maurice me charge de lui dire, ainsi qu’à vous, combien il est affecté pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et pour celle qu’il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste, sans oser l’interroger. J’étais un peu malade, et il n’a voulu m’apprendre la vérité que ce matin ; c’était dans un des plus beaux endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ. Combien de fois il m’avait parlé de la mort ! Il fut un temps où il partageait mes croyances en l’autre vie, et où, dans des heures de spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et m’écrivait qu’il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.

Vous m’apprenez que Fleury est venu au pays ; y est-il encore ? aurai-je la consolation de l’y trouver ? Je pars d’ici demain pour Gênes, de là tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je n’y resterai que le temps de faire l’indispensable de mes affaires, et j’espère être chez nous le 20.

Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de cœur.

  1. La mort de Jules Néraud (le Malgache).
  2. Madame Angèle Périgois, fille de Jules Néraud.