Correspondance 1812-1876, 3/1848/CCLXXI


CCLXXI

AU MÊME


Paris, 24 mars 1848.


Mon Bouli,

Me voilà déjà occupée comme un homme d’État. J’ai fait deux circulaires gouvernementales aujourd’hui, une pour le ministère de l’instruction publique, et une pour le ministère de l’intérieur. Ce qui m’amuse, c’est que tout cela s’adresse aux maires, et que tu vas recevoir par la voie officielle les instructions de ta mère.

Ah ! ah ! monsieur le maire[1] ! vous allez marcher droit, et, pour commencer, vous lirez, chaque dimanche, un des Bulletins de la République à votre garde nationale réunie. Quand vous l’aurez lu, vous l’expliquerez, et, quand ce sera fait, vous afficherez ledit Bulletin à la porte de l’église. Les facteurs ont l’ordre de faire leur rapport contre ceux des maires qui y manqueront. Ne néglige pas tout cela, et, en lisant ces Bulletins avec attention, tes devoirs de maire et de citoyen te seront clairement tracés. Il faudra faire de même pour les circulaires du ministre de l’instruction publique. Je ne sais auquel entendre. On m’appelle à droite, à gauche. Je ne demande pas mieux.

Pendant ce temps, on imprime mes deux Lettres au Peuple. Je vais faire une revue[2] avec Viardot, un prologue[3] pour Lockroy[4]. J’ai persuadé à Ledru-Rollin de demander une Marseillaise à Pauline. Au reste, Rachel chante la vraie Marseillaise tous les soirs aux Français d’une manière admirable, à ce qu’on dit. J’irai l’entendre demain.

Mon éditeur commence à me payer. Il s’est déjà exécuté de trois mille francs et promet le reste pour la semaine prochaine ; nous nous en tirerons donc, j’espère. Tu entends bien que je n’ai pas dû demander un sou au gouvernement. Seulement, si je me trouvais dans la débine, je demanderais un prêt, et je ne serais pas exposée à une catastrophe. Tu entends bien aussi que ma rédaction dans les actes officiels du gouvernement ne doit pas être criée sur les toits. Je ne signe pas. Tu dois avoir reçu les six premiers numéros du Bulletin de la République, le septième sera de moi. Je te garderai la collection ; ainsi affiche les tiens, et fiche-toi de les voir détruits par la pluie.

Tu verras dans la Réforme d’aujourd’hui mon compte rendu de la fête de Nohant-Vic et ton nom figurer au milieu. Tout va aussi bien ici que ça va mal chez nous. J’ai prévenu Ledru-Rollin de ce qui se passait à la Châtre. Il va y envoyer un représentant spécial. Garde ça pour toi encore. J’ai fait connaissance avec Jean Reynaud, avec Barbès, avec M. Boudin, prétendant à la députation de l’Indre ; celui-ci m’a paru un républicain assez crâne, et il est, en effet, ami intime de Ledru-Rollin. Il nous faudra peut-être l’appuyer. Je crois que les élections seront retardées. Il ne faut pas le dire, et il faut ne pas négliger l’instruction de tes administrés. Tu as ton bout de devoir à remplir, chacun doit s’y mettre, même Lambert, qui doit prêcher la république sur tous les tons aux habitants de Nohant.

Je suis toujours dans ta cambuse, et j’y resterai peut-être. C’est une économie, et le gouvernement provisoire vient m’y trouver tout de même. Solange m’écrit qu’elle va très bien et qu’elle part pour Paris. Clésinger fera peu à peu ses affaires. La République lui reconnaît du talent et l’emploiera quand elle aura de l’argent.

Rothschild fait aujourd’hui de beaux sentiments sur la République. Il est gardé à vue par le gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu’il se sauve avec son argent, et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses. Encore motus là-dessus. Il se passe les plus drôles de choses.

Le gouvernement et le peuple s’attendent à de mauvais députés et ils sont d’accord pour les ficher par les fenêtres. Tu viendras, nous irons, et nous rirons. On est aussi crâne ici qu’on est lâche chez nous. On joue le tout pour le tout ; mais la partie est belle. Bonsoir, mon Bouli ; je t’embrasse mille fois.

Le Pôtu[5] va tous les soirs à un club de Corréziens. Il n’y a ni hommes ni femmes, ils sont tous Limougis. On n’y parle que le patois. Cha doit être chuperbe !

Il va partir pour chon beau pays, aussitôt que je serai enrayée. Il ch’embête beaucoup, parce que je le conduis chez les minichtres, oùche qu’il reste jusqu’à une heure du matin à m’attendre dans les antichambres. Il dit que ch’est un fichou métier. Je crois bien qu’il chera député et qu’il parlera chur la châtaigne.

Ne manque pas de dire à ta garde nationale qu’il n’est question que d’elle à Paris. Ça la flattera un peu.

Prends courage, nous allons ferme. Emmanuel a été deux heures au bout des fusils de brigands qui voulaient le tuer pour ne pas rendre les clefs de la poudrière de Lyon et huit canons. Il s’en est tiré par son éloquence et son courage ; il en a dans l’occasion.

Nous l’aurons, va, la République, en dépit de tout. Le peuple est debout et diablement beau ici. Tous les jours et sur tous les points, on plante des arbres de la liberté. J’en ai rencontré trois hier en diverses rues, des pins immenses portés sur les épaules de cinquante ouvriers. En tête, le tambour, le drapeau, et des bandes de ces beaux travailleurs de terre, forts, graves, couronnés de feuillage, la bêche, la pioche ou la cognée sur l’épaule ; c’est magnifique, c’est plus beau que tous les Robert du monde !

  1. Maurice Sand venait d’être nommé maire de la commune de Nohant-Vic.
  2. La Cause du peuple.
  3. Le Roi attend.
  4. Alors administrateur du Théâtre-Français.
  5. Victor Borie.