Correspondance - Lettre du 02 juin 1917 (Asselin)

Hôpital Général No 14, Boulogne, 2/6/17


M. Jean Asselin,
écolier,
Montréal.


Mon cher Jean,

Je suis encore, comme tu le vois, à l’hôpital No 14, à Boulogne. Je ne suis plus malade, mais les médecins, gens prudents, m’ont jusqu’ici gardé au lit. Je me lèverai demain pour la première fois ; on me permettra de sortir. Si je le puis, j’en profiterai pour aller sur la plage, qui est à deux pas : cela me fera du bien. Hier on a parlé de m’envoyer en Angleterre ; j’ai fait observer que j’étais rétabli, et l’on m’a accordé un sursis. À la vérité, retourner en Angleterre maintenant ⁁ou retournerou le 9 juin – qui est la date fin de mon stage au 22e, – c’est un peu la même chose. Mais je veux repasser par le bataillon (je veux dire le 22e) pour ramasser mes bagages, qui traînent un peu partout, et pour retrouver ta carabine, que j’avais confiée au quartier-maître à l’adresse du commissaire canadien en France, M. Roy, et qui est encore là. L’objection, c’est qu’avec l’activité qui règne sur tout le front ⁁depuis quelque temps les chemins de fer sont toujours congestionnés, et qu’il faut en conséquence restreindre la circulation le plus possible. Présentement, je me trouve à soixante -quinze milles environ de ma casquette et de mes guêtres, et à quatre-vingt dix de ma dernière chemise ! [[Tu ne saurais croire combien la France est belle à cette saison de l’année. Notre pays est [comme désert ?] à côté de cela est un désert encore enlaidi par des sauvages. Il y a de la verdure partout, même sur les troncs d’arbres que l’artillerie semblait avoir foudroyés et brulés pour toujours. Dans le personnel ni parmi les malades de l’hôpital où je suis, il n’y a pas une seule personne de langue française. Nous sommes admire[?] entourés de tous les soins possibles, mais quelquefois je ne puis m’empêcher de me sentir parmi des étrangers. Un major anglais avec qui je partageais ma chambre est parti aujourd’hui pour l’Angleterre. Je reste seul. Je donnerais beaucoup pour vous ⁁avoir avoir tout à coup auprès de moi ou pour me trouver tout à coup ⁁au milieu de parmi^ vous. Ce soir en particulier, je m’ennuie de vous.

N’était le chagrin d’être loin de vous dans mon état – passager, il est vrai, – de dépression physique, je me réjouirais presque de mon passage à l’hôpital par les hôpitaux. C’était la première fois depuis mon arrivée au front que je dormais dans des beaux draps blancs, sous des couvertures propres, et loin des poupoux. Quand même je n’aurais pas été malade, j’aurais été tenté de rester au lit. Pyjamas propres, chaussettes propres, mouchoir propre : te figures-tu tout ce que cela veut dire de bien-être, quand on couche depuis des mois dans ses sous-vêtements ⁁infestéscharges[?] de bibites, et qu’on est pendant des mois resté jusqu’à dix jours sans linges [?] se déchausser ? C’était la première fois aussi que je mangeais de bon cœur. Le régime alimentaire de l’armée ⁁britannique n’est pas mauvais en soi ; je veux dire que c’est à peu près le seul qui soit possible dans les circonstances. Mais il appa[?] a deux graves défauts qui sont, premièrement que les Anglais ne savent pas faire cuire le pain, et les Anglais du peuple moins encore que tous les autres, ce qui veut dire que, pour un civilisé, le pain de l’armée,× ⁁× vrai mastic, [insertion en marge gauche de quatre lignes et demie de la page] n’est pas mangeable ; et deuxièmement, que les viandes sont invariablement cuites[?] rôties, et rôties au saindoux, au suif, ou bien encore à la margarine – ce qui est simplement ignoble. Depuis quelque mois, à ces défauts il s’en ajoute un troisième, qui est l’absence presque complète de légumes, notamment de pommes de terre. Pendant près de trois mois nous avons eu des pommes de terre une dizaine de fois, maiset d’une qualitéespèce que, dans cette partie de la France, on donne généralement aux porcs ou au bétail, et qui, accommodées au saindoux, au suif, à la margarine, feraient lever le coeur à un Zoulou. En fait de lait, rien que du concentré. Tu me connais : tu sais que, sans être un grand mangeur, je puis apprécier un bon repas. Figu Imagine-toi combien de fois j’ai regretté la cuisine de ta maman, durant ces trois mois sans pain, sans viande et sans pommes de terre - car de tout cela , quand il y en avait, je ne mangeais que du bout des dents. Il y a beaucoup de soldats et même des officiers, au 22e, qui s’accommodent assez bien de ce régime ; j’enviais toujours la mauvaise éducation, ou plutôt l’absolue sauvagerie, de leur estomac. Ici même le pain n’est pas de première qualité ; pour [?] bon pour des Anglais tout au plus. Mais on mange du bon poisson frais, des desserts passables, des pommes de terre destinées ⁁de tout temps à des êtres humains. Et l’air qui entre par les fenêtres est si calme ! Il y a bien deux jours entiers q et demi que je n’ai entendu le grondement du canon.

Vous passerez vos vacances à Trois-Pistols et à Sai au Chien-Blanc. Profites-en, mon cher Jean, pour observer la nature, élargir accroître tes connaissances, enrichir ton esprit. Ne cesses pas d’être aimable pour ta maman. Sois courtois [?] aimable ⁁aussi pour ton bon oncle Raoul, dont le grand cœur vous permet de si belles vacances. À la place de ta maman, j’arrêterais en passant chez l’oncle Oscar. Il a le cœur sur la main, et il vous accord ferait à tous une réception royale. Ses garçons, qui sont maintenant tous grands, sont bien impatients de vous connaître. Qui sait si plus tard vous ne serez pas heureux de jouir de leur amitié ? Ils sont bien élevés, ⁁surtout en ce sens qu’ils ne sont pas égoïstes et qu’ils aiment déjà à rendre service.

Embrasse ta maman et tes petits frères pour moi, mon cher Jean, et crois au souvenir af⁁fectueux que garde de toi ton papa qui t’aime,

Olivar .