Correspondance (d’Alembert)/Correspondance particulière/08

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 23-42).


À MADAME DU DEFFANT.


Jai été, madame, dès lundi, prendre une souscription à l’Encyclopédie pour vous ; vous aurez votre volume lundi prochain, ou mercredi au plus tard : j’aurais eu l’honneur de vous le mander tout de suite, si j’avais eu un moment pour respirer. Il me semble que la préface réussit : j’en suis fort aise, surtout à cause de l’ouvrage, auquel les persécutions des jésuites m’ont vivement intéressé. Nous allons voir comment ils en parleront ; on dit qu’ils commencent à changer de ton : nous avons fait patte de velours avec eux dans le premier volume ; mais s’ils n’en sont pas reconnaissants, nous avons dans les autres volumes six à sept cents articles à leur service, Chinois, Confucius, Ballets, Rhétorique, Molinisme, etc. J’ai eu tort de ne pas vous envoyer l’épître dédicatoire ; la voici :

Monseigneur, l’autorité suffit à un ministre pour lui attirer l’hommage aveugle et suspect des courtisans ; mais elle ne peut rien sur le suffrage du public, des étrangers et de la postérité : c’est à la nation éclairée des gens de lettres, et surtout à la nation libre et désintéressée des philosophes, que vous devez, monseigneur, l’estime générale, si flatteuse pour qui sait penser, parce qu’on ne l’obtient que de ceux qui pensent. C’est à eux qu’il appartient de célébrer, sans s’avilir par des motifs méprisables, la considération distinguée que vous marquez pour les talents, considération qui leur rend précieux un homme d’État, quand il sait, comme vous, leur faire sentir que ce n’est point par vanité, mais pour eux-mêmes, qu’il les honore. Puisse, monseigneur, cet ouvrage auquel plusieurs savants et artistes célèbres ont bien voulu concourir avec nous, et que nous vous présentons en leur nom, être un monument durable de la reconnaissance que les lettres vous doivent, et qu’elles cherchent à vous témoigner. Les siècles futurs, si notre Encyclopédie a le bonheur d’y parvenir, parleront avec éloge de la protection que vous lui avez accordée dès sa naissance, moins sans doute pour ce qu’elle est aujourd’hui, qu’en faveur de ce qu’elle peut devenir un jour. Nous sommes, avec un profond respect, etc.


À LA MÊME.


Je reçus hier, madame, en arrivant de la campagne, une lettre de l’abbé de Cannaye, qui m’instruit de la tracasserie que M. de Saint-Mard m’a faite avec vous, et de la lettre qu’il vous a écrite pour me justifier. Comme il ne vous a mandé sûrement que la vérité, je me flatte que vous êtes pleinement détrompée : je n’ai donc rien à ajouter, madame, à ce qu’il a pu vous mander, sinon que je suis toujours et plus que jamais dans les dispositions où vous m’avez vu, de ne rien demander ; que je ne pense point du tout et n’ai jamais pensé à la place de secrétaire de l’Académie ; que je serais très fâché, quand je le pourrais, d’en dépouiller celui qui la remplit bien ou mal ; que je ne veux point non plus aller sur les brisées de Montigny, qui, je crois, pense à cette place, en cas que Dieu, ou M. d’Argenson sous sa figure, dispose du titulaire ; que si j’avais pensé à cette place, j’aurais cru vous manquer que de vous en faire parler par un autre que par moi, et moins par M. de Saint-Mard que par un autre ; que si j’ai fait la préface de l’Encyclopédie, ç’a été pour contribuer de mon mieux au bien de l’ouvrage ; qu’à l’égard des deux éloges, je ne les ai fait que parce que les auteurs du Mercure me les ont demandés dans le temps ; que je n’ai eu dans tout cela aucune vue d’intérêt ni de fortune, et point d’autre que de prouver qu’on peut être géomètre et avoir le sens commun, ce qu’il fallait démontrer. Êtes-vous contente à présent, madame, et me condamnerez-vous sur la parole de M. de Saint-Mard ; car selon ce que l’abbé de Cannaye m’écrit, je vois que vous étiez fort en colère. Je lui pardonne cette démarche, parce qu’il n’a point eu d’envie de me désobliger ; je vous pardonne même de l’avoir cru, mais je ne vous pardonnerais pas de le croire encore. Si j’avais eu un moment de temps, j’aurais été vous dire tout cela ; mais je ne fais que passer à Paris : et d’ailleurs, afin de vous ôter tout sujet de plainte, j’aime encore mieux vous écrire et vous signer mes dispositions, que de vous les dire de vive voix. Si je suis à Paris encore quelques jours, j’aurai l’honneur de vous voir et de vous assurer de mon respectueux attachement.

P. S. M. l’abbé de Cannaye vous prie de ne point parler de sa lettre à Saint-Mard.


À LA MÊME.


10 février 1752.


Jattends, madame, avec beaucoup d’impatience, les remarques que vous me promettez. Je les crois d’avance fort justes, et je vous réponds de toute ma docilité. Le déchaînement contre moi et contre mon ouvrage est prodigieux ; l’intérêt que vous y prenez suffirait pour m’en consoler, si je n’avais de la philosophie de reste pour supporter patiemment, et écouter très indifféremment tout le mal que j’en entends dire : mais, ce qui vous surprendra, ce n’est pas tant le mal que j’ai dit des grands, que le bien que j’ai dit de la musique italienne, qui m’a fait une nuée d’ennemis. Je croyais qu’on pouvait aimer jusqu’aux marionnettes inclusivement, sans que cela fît de tort à personne, mais je me suis trompé. Une faction puissante et redoutable, à la tête de laquelle sont Jéliotte et le président Hénault, va clabaudant de maison en maison contre moi. Jugez de toute l’impression que cela m’a fait et combien j’aurais besoin en cette occasion de mon stoïcisme, si je n’avais cru devoir le garder pour des conjonctures encore plus importantes. M. de Forcalquier, dit-on, était aussi fort ulcéré contre moi, je ne sais pas par quelle raison ; pour celui-là il est mort, dieu merci : et nous n’entendrons plus dire à tout le monde, Comment se porte M. de Forcalquier ? comme s’il était question de Turenne ou de Newton. Pour les Bissy et compagnie, je crois que c’est comme Grands et comme Mécènes qu’ils m’en veulent ; quoi qu’on pût, comme vous dites fort bien, leur disputer ces titres. On dit que le comte de Bissy a pris pour lui la fin du troisième alinéa de l’éloge de l’abbé Mallet[1] ; cela ne le regarde pas plus qu’un autre, mais il est vrai que cela lui convient assez. Vous voyez, madame, qu’il n’y a qu’heur et malheur. Vous me savez bon gré d’avoir évité la satire dans mon ouvrage, et on me regarde ici comme le plus satirique de tous les écrivains. Vis-à-vis de moi-même, je n’ai rien à me reprocher ; et vivant retiré sans voir personne, que m’importent tous les discours qu’on tient ? Mon ouvrage est public ; il s’est un peu vendu : les frais de l’impression sont retirés, les éloges ou les critiques et l’argent viendront quand ils voudront. J’ai fait avec mes libraires un assez plat marché ; c’est qu’ils feront les frais, et que nous partagerons le profit. Je n’ai encore rien touché. Je vous manderai ce que je gagnerai : il n’y a pas d’apparence que cela se monte fort haut ; il n’y a pas d’apparence non plus que je continue à travailler dans ce genre. Je ferai de la géométrie et je lirai Tacite. Il me semble qu’on a grande envie que je me taise, et en vérité je ne demande pas mieux. Quand ma très petite fortune ne suffira plus à ma subsistance, je me retirerai dans quelque endroit où je puisse vivre et mourir à bon marché. Adieu, madame ; estimez, comme moi, les hommes ce qu’ils valent, et il ne vous manquera rien pour être heureuse.

P. S. On dit Voltaire raccommodé avec le roi de Prusse, et Maupertuis retombé. Ma foi, les hommes sont bien fous, à commencer par les sages.


À LA MÊME.


Paris, 4 décembre 1752.


Je serais bien fâché, madame, que vous crussiez m’avoir perdu ; mais, malgré toute l’envie que j’ai de vous écrire souvent, il ne m’a pas été possible, depuis deux mois, de satisfaire ce désir aussi souvent que je l’aurais voulu. J’ai été fort occupé à différents ouvrages. J’ai achevé une grande diablerie de géométrie sur le système du monde, à laquelle il ne manque plus que la préface ; j’ai des articles de mathématique étendus et raisonnés pour l’Encyclopédie ; j’ai répondu à un homme qui avait attaqué mes Éléments de Musique, et ma réponse est sous presse ; mais cela vous ennuiera. Ce qui vous ennuiera peut-être moins, mais dont je vous supplie très instamment de ne parler à personne, ce sont deux volumes de mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, que je fais imprimer, et qui paraîtront à la fin de ce mois, ou au plus tard dans les premiers jours de janvier. Je voudrais que vous m’indiquassiez une occasion pour vous les faire tenir promptement. À la tête de ces mélanges est un avertissement assez philosophique ; ensuite viennent le discours préliminaire de l’Encyclopédie, et l’éloge de l’abbé Terrasson ; celui de Bernoulli est fort augmenté de détails que tout le monde pourra lire. Le second volume est entièrement neuf, il contient des réflexions et anecdotes sur la reine Christine, un essai sur les gens de lettres, les grands, les Mécènes, et la traduction d’une douzaine des plus beaux morceaux de Tacite, qui m’encouragera à traduire le reste si cette traduction est goûtée. Voilà, madame, ce qui m’a occupé tout cet été, et surtout depuis deux mois. Je viens d’envoyer le reste de mon manuscrit à l’imprimeur, et je n’y pense plus ; je vous supplie encore une fois de me garder un grand secret sur cet ouvrage, et surtout de n’en rien écrire à Paris. Très peu de personnes sont ici dans ma confidence, et je hâte l’impression le plus qu’il m’est possible.

Mais c’est assez et trop vous parler de moi. Je vois par votre dernière lettre que Chamron ne vous a pas guérie : vous me paraissez avoir l’âme triste jusqu’à la mort ; et de quoi, madame ? pourquoi craignez-vous de vous retrouver chez vous ? Avec votre esprit et votre revenu, pouvez-vous y manquer de connaissances ? Je ne vous parle point d’amis, car je sais combien cette denrée-là est rare, mais je vous parle de connaissances agréables : avec un bon souper on a qui on veut ; et si on le juge à propos, on se moque encore après de ses convives. Je dirais presque de votre tristesse ce que Maupertuis disait de la gaieté de madame de La Ferté Imbault, qu’elle n’était fondée sur rien. À propos de Maupertuis, nous ne l’aurons point cet hiver : il est actuellement malade, et accablé de brochures que l’on fait contre lui en Allemagne et en Hollande, au sujet d’un certain Kœnig, avec qui il vient d’avoir assez mal à propos une affaire désagréable pour tous les deux. Cela vous ennuierait et ne m’amuserait guère à vous conter. Le roi de Prusse est fort occupé de lui chercher un successeur dans la place de président ; et c’est encore ici un secret que je vous demande, et que je ne vous dirais pas, si je n’avais pas aujourd’hui la liberté de le dire à mes amis. Il y a plus de trois mois que le roi de Prusse m’a fait écrire par M. le marquis d’Argens pour m’offrir cette place, de la manière la plus gracieuse. J’ai répondu en remerciant le roi de ses bontés et de sa place : je voudrais pouvoir vous faire lire ma réponse ; elle a touché le roi, et n’a fait qu’augmenter l’envie qu’il avait de m’avoir. M. d’Argens m’a récrit, a répondu tant bien que mal à mes objections ; j’ai fait réponse et j’ai remercié une seconde fois. Voltaire vient d’écrire encore pour cela à madame Denis ; mais je persiste, et je persisterai dans ma résolution. Ce n’est pas que je sois fort content du ministère, et surtout de l’ami ou soi-disant tel de votre président ; il s’en faut beaucoup : je sais, à n’en pouvoir douter, qu’il est très mal disposé pour moi, et j’ignore absolument pour quelle raison : mais que m’importe ! je resterai à Paris, j’y mangerai du pain et des noix, j’y mourrai pauvre, mais aussi j’y vivrai libre. Je vis de jour en jour plus retiré ; je dîne et soupe chez moi ; je vais voir mon abbé à l’Opéra ; je me couche à neuf heures, et je travaille avec plaisir, quoique sans espérance. Je vous sollicite instamment de ne rien écrire au président ni à personne, des propositions qu’on me fait à Berlin : quoique M. d’Argens me mande que le secret à présent est inutile, je suis trop reconnaissant des bontés du roi pour me parer de cette petite vanité. On a eu raison de vous mander beaucoup de bien de l’apologie de l’abbé de Prades, mais je ne sais si elle vous amusera beaucoup. La réponse à l’évêque d’Auxerre est ce qui vous ennuiera le moins, et la fin surtout de cette réponse me paraît un morceau très éloquent. J’ai ajouté, dans le discours préliminaire de l’Encyclopédie, quelques traits à l’éloge du président Montesquieu, parce qu’il le mérite, et parce qu’il est persécuté[2]. J’ai lu ces jours-ci une petite apologie que Voltaire a faite de milord Bolingbroke contre je ne sais quel journaliste : cela est charmant, à deux ou trois mots près ; mais cela est fort rare. Je demanderai à madame Denis, la première fois que je la verrai, si elle a envoyé votre lettre. Cette pauvre Denis a retiré sa pièce des mains des comédiens, après avoir été ballotée pendant trois mois ; elle aurait mieux fait de ne la pas donner.

Que vous dirais-je des sottises des Chaulnes ! et puis tout cela vous étonne-t-il ? On assure que les États ont manqué de respect à madame la duchesse, et l’ont taxée 1500 liv. ; ce n’est pas là une nuit de fille. Duclos s’est aussi un peu barbouillé dans tout cela ; j’en suis fâché, car je le crois au fond bon diable ; c’est peut-être parce qu’il me fait amitié ; mais de quoi s’avise-t-il aussi de vouloir être tout à la fois courtisan et philosophe ? cela ne saurait aller ensemble.

Nous avons ici depuis trois mois, à l’Opéra, des intermèdes italiens dont la musique est excellente ; c’est en vérité une langue dont nous n’avions point l’idée, que cette musique ; mais c’est une langue expressive, pleine de vivacité, presque toujours vraie et bien plus vivement que la nôtre. Cela est près de faire un schisme dans l’Opéra, comme les billets de confession dans l’Église. Adieu, madame ; croyez que le temps ni l’absence ne diminueront rien du respectueux attachement que je vous ai voué pour toute ma vie.


À LA MÊME.


Paris, 22 décembre 1752.


Voilà, madame, un bien gros paquet qui ne vous dédommagera guère de ce qu’il vous coûtera de port ; mais puisque vous voulez avoir mes lettres et celles de M. d’Argens sur la proposition que le roi de Prusse m’a faite, les voilà : je vous prie de me les renvoyer quand vous n’en aurez plus affaire. Le bruit commence à se répandre ici que j’ai refusé cette présidence ; une personne que je connais à peine, me dit hier qu’elle en avait reçu la nouvelle de Berlin ; je lui répondis que je ne savais pas ce qu’elle me voulait dire. Après tout, que cela se répande ou ne se répande pas, je n’en suis ni fâché ni bien aise : je garderai au roi de Prusse son secret, même lorsqu’il ne l’exige plus ; et vous verrez aisément que mes lettres n’ont pas été faites pour être vues du ministère de France. Je suis bien résolu de ne lui pas demander plus de grâces qu’au ministère du roi de Congo, et je me contenterai que la postérité lise sur mon tombeau : Il fut estimé des honnêtes gens, et est mort pauvre parce qu’il l’a bien voulu. Voilà, madame, de quelle manière je pense : je ne veux ni braver, ni aussi flatter les gens qui m’ont fait du mal, ou qui sont dans la disposition de m’en faire, mais je me conduirai de manière que je les réduirai seulement à ne me pas faire de bien. Vous trouverez dans l’ouvrage que je vais donner, des choses vraies et hardies, mais sages : j’ai surtout évité d’y offenser personne, mais j’ai peint nos ridicules et nos mœurs, surtout celles des Mécènes, avec la franchise d’un soldat qui sait mal farder la vérité. Vous recevrez vraisemblablement mes opuscules vers le 15 du mois prochain : je compte que l’impression sera achevée dans quinze jours, et je ne perdrai pas de temps pour vous les faire parvenir par la voie que vous m’indiquerez.

Votre lettre m’a fait d’autant plus de plaisir, qu’elle me fait croire que vous vous portez mieux. Il fallait en vérité être bien malade pour ne pas s’ennuyer de la vie que vous meniez depuis neuf mois, et je commence à croire que vous ne l’êtes plus, puisque cette vie commence à vous déplaire : vous parlez de votre état passé avec un effroi qui me divertit ; je me flatte qu’au moins cet effroi servira à ne vous y pas replonger. Au reste, vous faites très bien de ne pas vous en vanter, quoique au fond vous n’ayez rien fait que de très raisonnable : vous vous déplaisiez à Paris, vous avez cru que vous vous trouveriez mieux à Chamron, vous y avez été, cela est naturel : vous vous êtes ennuyée à Chamron : vous avez essayé de Mâcon, vous ne vous en trouvez guère mieux ; vous brûlez de revoir Paris, cela est naturel. Voilà la confession de mademoiselle de Clermont. En vérité, il vous est très aisé, même en dînant, de mener à Paris une vie agréable : je vous y verrai le plus souvent qu’il me sera possible : mais je n’irai guère dîner avec vous que quand vous ne craindrez pas que je vous ennuie en tête à tête ; car je suis devenu cent fois plus amoureux de la retraite et de la solitude, que je ne l’étais quand vous avez quitté Paris. Je dîne et soupe chez moi tous les jours, ou presque tous les jours, et je me trouve très bien de cette manière de vivre. Je vous verrai donc quand vous n’aurez personne, et aux heures où je pourrai espérer de vous trouver seule. Dans d’autres temps j’y rencontrerais votre président, qui m’embarrasserait parce qu’il croirait avoir des reproches à me faire, que je ne crois point en mériter, et que je ne veux pas être dans le cas de le désobliger en me justifiant auprès de lui. Ce que vous me demandez pour lui est impossible, et je puis vous assurer qu’il est bien impossible, puisque je ne fais pas cela pour vous. En premier lieu, le Discours préliminaire est imprimé il y a plus de six semaines, ainsi je ne pourrais pas l’y fourrer aujourd’hui, même quand je le voudrais ; en second lieu, pensez-vous de bonne foi, madame, que dans un ouvrage destiné à célébrer les grands génies de la nation et les ouvrages qui ont véritablement contribué aux progrès des lettres et des sciences, je doive parler de l’Abrégé chronologique ? C’est un ouvrage utile, j’en conviens, et assez commode, mais voilà tout en vérité : c’est là ce que les gens de lettres en pensent ; c’est là ce que l’on en dira quand le président ne sera plus : et quand je ne serai plus, moi, je suis jaloux qu’on ne me reproche pas d’avoir donné des éloges excessifs à personne. Si vous prenez la peine de relire mon Discours préliminaire, vous y verrez que je n’y ai loué Fontenelle que sur la méthode, la clarté et la précision avec laquelle il a su traiter des matières difficiles, et c’est là en effet son vrai talent ; Buffon, que sur la noblesse et l’élévation avec laquelle il a écrit les vérités philosophiques, et cela est vrai ; Maupertuis, que sur l’avantage qu’il a d’avoir été le premier sectateur de Newton en France, et cela est vrai ; Voltaire, que sur son talent éminent pour écrire, et cela est vrai ; le président de Montesquieu, que sur le cas qu’on fait dans toute l’Europe, et avec justice, de l’Esprit des Lois, et cela est vrai ; Rameau, que sur ses symphonies et ses livres, et cela est vrai : en un mot, madame, je puis vous assurer qu’en écrivant cet ouvrage, j’avais à chaque ligne la postérité devant les yeux, et j’ai tâché de ne porter que des jugements qui fussent ratifiés par elle. Celui qui fera l’article Chronologie dans l’Encyclopédie est bien le maître de dire ce qu’il voudra du président, mais cela ne me regarde pas ; et je n’entreprendrai pas même d’en parler, parce que je n’en pourrais dire autre chose, sinon que son livre est utile, commode, et s’est bien vendu[3] ; je doute que cet éloge le contentât. J’ai d’ailleurs été choqué à l’excès du ressentiment qu’il a eu contre moi à cette occasion ; je lui ai envoyé mon livre sur les Fluides, il n’a pas seulement daigné m’en remercier. C’est à vous, beaucoup plus qu’à lui, que je dois mes entrées à l’Opéra, auxquelles d’ailleurs je ne tiens guère, parce qu’on me les a accordées de mauvaise grâce, et qu’on me les a bien fait payer depuis, par la manière dont on s’est conduit dans l’affaire de l’Encyclopédie, et par les discours qu’on a tenus à mon sujet, mais qui ne m’inquiètent guère.

Je n’ai point travaillé à l’apologie de l’abbé de Prades, mais cela n’empêche point l’ouvrage d’être bon : je doute pourtant qu’il vous amuse. La fin de la réponse à l’évêque d’Auxerre, et plusieurs endroits de cette réponse, sont autant de chefs-d’œuvre d’éloquence et de raisonnement. Les propositions sont très bien justifiées dans la seconde partie, et la première est une histoire vraie et bien écrite de son affaire, et de toutes les noirceurs qu’on lui a faites. Je doute, au reste, que cela vous amuse. Vous pouvez lire la préface de la première partie, la fin de la troisième, et les deux péroraisons de la première et de la seconde partie. Il y a un passage de Cicéron qui est très beau, et que vous vous ferez expliquer, si vous trouvez à Mâcon quelqu’un qui sache le latin.

Je pense comme vous sur les premières lettres de Bolingbroke, le second volume vaut mieux, encore cela est-il trop long : Voltaire vient d’en faire une apologie fort plaisante sur l’article de la religion. Julien aura cela, et vous l’enverra. Il a fait aussi le Tombeau de la Fortune, qui est l’histoire de l’abbé de Prades. Cela ne vaut pas l’apologie Bolingbroke, mais cela est encore bon.

Madame Denis m’a dit qu’elle ne vous avait point fait réponse, parce qu’elle ignorait votre adresse ; mais que votre lettre avait été envoyée sur-le-champ. Je lui demanderai un Essai sur le siècle de Louis XIV, et je tâcherai de vous l’envoyer avec mes opuscules, pour lesquels cet ouvrage sera un bien mauvais voisin. Vous avez bien raison sur l’abbé de Bernis. J’ai voulu lire ses vers, et le papier m’est tombé des mains ; toute cette galanterie me paraît bien froide, et les Zéphirs, et l’Amour, et Cythère et Paphos : ah, mon Dieu ! que tout cela est fade et usé.

Vous pouvez continuer à lire Rollin, dont vous jugez, ce me semble, très bien. Ses derniers volumes sont à peu près comme les premiers ; et d’ailleurs le sujet les rend agréables. C’est l’histoire des Macédoniens et des Grecs.

Je vous exhorte à ménager beaucoup vos yeux ; c’est un mal réel que d’avoir une mauvaise vue, mais ce n’est point un mal, et c’est quelquefois un bien que de ne pas voir beaucoup de gens. C’en serait en vérité un que de ne pas entendre et voir toutes les sottises qui se font ici, et les billets de confession, l’archevêque, et le parlement. Nous avons été fort occupés pendant quinze jours d’une sœur Perpétue de la communauté de Ste.-Agathe, à qui le parlement a voulu faire donner les sacrements, et à qui l’archevêque les refusait. Le temporel de l’archevêque a été saisi vingt-quatre heures ; pour son spirituel, on aurait été fort embarrassé de le trouver. Le roi a donné main-levée de la saisie, et a empêché la convocation des pairs : la sœur Perpétue se porte mieux ; elle a fait dire au parlement qu’elle n’était plus en danger, qu’elle le remerciait de ses attentions, et tout cela s’est terminé par bien des petitesses de part et d’autre.

Nous sommes menacés d’un autre schisme sur la musique. On prétend que je suis à la tête de la faction italienne ; mais je n’ai point de goûts exclusifs, et j’approuverai toujours dans la musique française ce qu’elle aura d’agréable. Il est vrai que je crois que nous sommes à cent lieues des Italiens sur cet art. Le parlement veut leur renvoyer leur constitution ; il faudrait au moins prendre leur musique en échange. Adieu, madame : voilà une grande diable de lettre qui vous ennuiera ; mais le plaisir de m’entretenir avec vous m’a entraîné plus loin que je ne voulais. Ayez soin de votre santé et de vos yeux, et soyez bien persuadée de mon respectueux attachement.


À LA MÊME.


17 janvier 1753.


Eh bien ! madame, puisque vous êtes si contente de mes lettres, je vous permets de les garder, et de les faire lire à Formont, pourvu que d’autres que lui ne soient pas du secret. Je crois que vous tenez à présent mon livre, et je serais fort flatté que vous en fussiez aussi contente que vous l’avez été de mes lettres. Depuis huit jours qu’il est en vente, il s’en est déjà enlevé sept à huit cents : il fait, ce me semble, plusieurs enthousiastes, surtout parmi les gens de lettres, et quelques frondeurs qui croient que j’ai voulu les peindre, quoique je ne leur aie jamais fait l’honneur de penser à eux.

Tout ce qu’on vous a mandé de Voltaire est très vrai ; il est on ne peut plus mal avec le roi de Prusse : il a fait contre Maupertuis une brochure injurieuse, qui a été brûlée par la main du bourreau, ce qu’on n’avait point vu à Berlin de mémoire d’homme. Il a nié qu’il en fût l’auteur, et ne l’a avoué que lorsque le roi de Prusse l’a menacé d’une amende qui le réduirait à l’aumône. Je ne vous chasse point, lui a dit le roi parce que je vous ai appelé ; je ne vous ôte point votre pension, parce que je vous l’ai donnée ; mais je vous défends de paraître jamais devant moi. Il est actuellement un des plus malheureux hommes de la terre.

Je n’ai aucune part à la brochure en style de prophétie, ni Diderot non plus, quoiqu’on la lui ait attribuée ; mais comme vous je la trouve très plaisante. La musique française prend actuellement le dessus sur la musique italienne, car l’opéra nouveau de Mondonville, quoique très médiocre, réussit beaucoup : cela changera peut-être la semaine prochaine ; dans ce pays-ci il ne faut compter sur rien.

J’ai bien mal interprété votre dernière lettre ; j’avais cru y voir une espèce d’effroi de votre état passé, mais j’aime encore mieux que cet état n’ait rien d’effrayant pour vous. Je vis hier Pont-de-Vesle à l’Opéra : nous parlâmes beaucoup de vous ; je lui dis que vous n’aviez commencé à être malheureuse que du jour que vous aviez été plus à votre aise, et que cela me faisait grand peur de devenir riche : il est vrai que cette peur-là est un peu gratuite, car ma conduite, mes lettres et mes écrits y mettent bon ordre. Adieu, madame : j’aspire avec beaucoup d’impatience au moment de vous revoir, et j’attends votre jugement sur mon ouvrage. Si par hasard j’avais mis dans le paquet où étaient mes lettres de Prusse quelque autre papier qui n’en fût pas, je vous prie de me le renvoyer.


À LA MÊME.


27 janvier 1753.


Je suis, madame, d’autant plus sensible à votre suffrage, qu’en vérité je désirais ardemment de l’obtenir : votre approbation me flatte infiniment, parce que je vous connais un goût très sûr et très juste : je n’ai pas attendu, pour vous le dire, que je fisse des livres et que vous les trouvassiez bons. Vous me rendez justice en ne trouvant dans mon ouvrage ni malice ni satire ; tout le monde n’en pense pas de même ; on m’assure que les Bissy, Brancas, etc., etc., etc., etc., etc., crient bien haut contre moi ; ils me feraient beaucoup d’honneur de ne pas plus penser à moi que je n’ai pensé à eux : mais que m’importe, puisque vis-à-vis de moi-même je n’ai rien à me reprocher ?

Je ne sais si j’aurais bien fait de mettre l’Essai sur les gens de lettres en portraits et en maximes, comme vous le voulez. Outre que nous avons déjà bien des livres en ce genre, on aurait encore bien plus pensé à faire des applications : cette forme n’aurait d’ailleurs convenu ni au ton que je voulais prendre dans cet ouvrage, ni à la liaison que je voulais mettre dans les idées ; et il me semble, si j’en crois du moins tous ceux qui m’en parlent, que ce ton et cette liaison rendent le morceau plus intéressant encore à une seconde lecture.

Les pédants disent le plus de mal qu’ils peuvent de ma traduction de Tacite, mais je puis vous répondre que leurs critiques ne m’effraient pas, et je voudrais bien les voir à pareille besogne. Je ne crois pas que l’original perde beaucoup à ma traduction, mais j’avoue de bonne foi que je le crois du moins aussi beau. Je pense exactement de Tacite ce que j’en ai dit dans mon avertissement, que je vous prie de lire, si vous ne l’avez pas fait. Quel homme que ce Tacite ! demandez plutôt à Formont. À propos de lui, je serais bien aise de savoir son avis sur mes deux volumes. Si vous relisez le premier, vous trouverez dans l’éloge de Bernoulli, des additions que je crois assez intéressantes.

Je viens d’avoir mes entrées à la Comédie Française. C’est une galanterie que mademoiselle Clairon m’a faite sur la lecture de mon livre ; car je ne la connaissais que pour lui avoir parlé une fois dans sa loge. Latour a voulu absolument faire mon portrait, et je serai au salon de cette année, avec La Chaussée, qu’il a peint aussi, et un des bouffons italiens. Je serai là en gaie et triste compagnie.

J’ai déjà eu l’honneur de vous mander que vous pouviez garder mes lettres, et les faire lire à Formont, mais à lui seul. Très peu de personnes les ont vues, et vous seule en avez copie. C’est de tout ce que j’ai fait en ma vie, la seule chose que je désire qui subsiste quand je ne serai plus. Je vis, ces jours passés, à l’Opéra, M. de La Croix, qui me donna des nouvelles de votre santé, et avec qui je parlai beaucoup de vous. Il dit que vous vous couchez fort tard : ce n’est pas là le moyen de dîner quand vous serez à Paris. Au surplus, je crois que vous vous porterez bien, quelque genre de vie que vous suiviez, pourvu que vous vous observiez sur le manger ; car, comme dit Vernage, Il ne faut point trop manger. À propos, quel compliment faut-il vous faire sur la mort de madame la duchesse du Maine ? Voilà le moment d’imprimer les mémoires de madame de Staal. Adieu, madame ; soyez persuadée du tendre attachement que je vous ai voué pour toute ma vie.


À LA MÊME.


10 mars 1753.


Je viens d’apprendre, madame, dans le même moment, votre maladie et votre convalescence. M. de La Croix m’a dit que vous aviez eu un accès de fièvre très fort, qui vous avait fort agitée et fort inquiétée ; mais que cet accès n’avait point eu, heureusement, de suites fâcheuses. Ménagez, je vous en supplie, votre santé ; observez-vous surtout sur le manger : ce sera peut-être un peu de gourmandise qui vous aura procuré cet accès de fièvre. Je suis très convaincu que vous pourrez vous soutenir avec du soin et du régime ; mais je ne le suis pas moins que le soin et le régime vous sont absolument nécessaires. Vous devez cette attention à vos amis, quand vous n’y seriez pas vous-même la première intéressée. Profitez des beaux jours qui commencent à revenir. Faites un peu d’exercice, mais très modérément, le plus souvent en carrosse ; essayez même un peu de marcher, vous vous trouverez bien d’avoir ce courage. J’ai donné le même conseil à quelques personnes qui s’en sont très bien trouvées, et je suis persuadé que cela vous réussirait aussi. Pardonnez-moi de faire ici le Vernage, et de lui voler ses lieux communs ; l’intérêt que je prends à votre santé et à votre bonheur sera mon excuse.

Savez-vous bien que l’abbé de Canaye, à qui j’ai lu quelques-unes de vos lettres, raffole de vous, de votre esprit et de votre manière de penser ? Cela est au point que je ne désespère pas de l’engager à vous voir ; et je puis vous assurer que cela serait bientôt fait sans les obstacles presque insurmontables que son genre de vie y mettra toujours.

Je vous suis très obligé des remarques que vous m’avez envoyées, et je vous supplie d’en faire mes remerciements à l’auteur. Toutes ces remarques sont certainement d’un homme d’esprit ; quelques unes m’ont paru très justes : il me semble qu’on pourrait en chicaner quelques autres ; mais sur cet article un auteur doit toujours être suspect. J’attends avec impatience le jugement de Formont. Ce n’est pas la peine de lui écrire pour cela, et d’ailleurs il vous écrira encore plus librement qu’à moi. Je suis bien surpris que le président lui ait mandé tant de bien de mon livre ; il n’a pas tenu le même langage à tout le monde : mais au fond, qu’importe ? me voilà claquemuré pour longtemps, et vraisemblablement pour toujours, dans ma triste, mais très chère et très paisible géométrie. Je suis fort content de trouver un prétexte pour ne plus rien faire, dans le déchaînement que mon livre a excité contre moi. Je n’ai pourtant ni attaqué personne, ni même désigné qui que ce soit, plus que n’a fait l’auteur du Méchant et vingt autres, contre lesquels personne ne s’est déchaîné. Mais il n’y a qu’heur et malheur : je n’ai besoin ni de l’amitié de tous ces gens-là, puisque assurément je ne veux rien leur demander ; ni de leur estime, puisque j’ai bien résolu de ne jamais vivre avec eux : aussi je les mets à pis faire.

J’ai tiré de mon livre 500 francs de profit net et quitte : cela pourra aller à 2000 francs en tout, quand l’ouvrage sera vendu ; mais il n’est encore qu’à moitié. Adieu, madame ; portez-vous bien, et hâtez votre retour. Que ne savez-vous de la géométrie ! qu’avec elle on se passe de bien des choses !


À LA MÊME.


14 avril 1753.


Quoique je vous croie à Lyon, madame, je vous adresse cette lettre à Mâcon, parce que j’espère qu’elle vous sera envoyée, et qu’ainsi vous ne l’aurez guère plus tard. L’abbé de Canaye trouve que vous ne ressemblez point du tout au greffier de Vaugirard, il est enchanté de vos lettres et de votre manière d’envisager et de rendre tout : et en vérité il faudrait qu’il fût bien difficile ! Vous me demandez une recette contre l’ennui ; je vous répondrai d’écrire toujours des lettres quand vous n’aurez rien de mieux à faire, car on ne peut pas s’ennuyer quand on écrit de la sorte. Eh bien ! vous ne voulez donc pas, ni Formont non plus, que je me claquemure dans ma géométrie ? j’en suis pourtant bien tenté. Si vous saviez combien cette géométrie est une retraite douce à la paresse ! et puis les sots ne vous lisent point, et par conséquent ne vous blâment ni ne vous louent : et comptez-vous cet avantage-là pour rien ? En tout cas, j’ai de la géométrie pour un an tout au moins. Ah ! que je fais à présent de belles choses que personne au monde ne lira ! J’ai bien quelques morceaux de littérature à traiter, qui seraient peut-être assez agréables ; mais je chasse tout cela de ma tête comme mauvais train. La géométrie est ma femme, et je me suis remis en ménage. Je ne tirerai pas grand argent de mon livre, et cela ne me fait encore rien. J’avais compté, comme vous savez que je compte, sur deux mille écus environ, que j’étais bien honteux de gagner, car je n’en saurais que faire, et je n’en ai touché encore que cinq cents livres, pas même tout-à-fait. Avec cela, j’ai plus d’argent devant moi que je n’en puis dépenser. Ma foi on est bien fou de se tant tourmenter pour des choses qui ne rendent pas plus heureux : on a bien plutôt fait de dire, Ne pourrais-je pas me passer de cela ? et c’est la recette dont j’use depuis longtemps. J’attends avec impatience le mois de juin, où vous m’annoncez votre retour. Je serais enchanté de vous mener l’abbé, mais je doute qu’il puisse obtenir un congé de Thérèse philosophe (madame de Meniglés). Je lui disais, il y a quelque temps, que j’avais été le recommander aux religieux de la Merci pour la rédemption des captifs : il y en a à Maroc et à Tunis de moins esclaves que lui. Avec cela il est content, se moque de tout, est fou à lier, et a près de soixante ans. Je mourrais de passer un jour comme il passe l’année. Adieu, madame ; avec mon abbé ou sans lui, je serai toujours enchanté de vous revoir.


À LA MÊME.


Blancmesnil, 3 septembre.


Il m’a été impossible, madame, d’avoir l’honneur de vous voir à Paris, quelque envie que j’en eusse ; car je suis parti mercredi matin pour Blancmesnil, où je suis à présent. Je suis très sensible à toutes vos bontés et à tout ce que vous avez dit pour moi à M. d’Argenson ; mais je vous supplie de ne point penser à la place de secrétaire de l’Académie. Quand cette place serait aussi facile à obtenir qu’elle l’est peu, je n’en serais pas plus disposé à faire aucune démarche pour y parvenir. J’y suis bien moins propre que vous ne l’imaginez : elle demande beaucoup de sujétion et d’exactitude, et vous me connaissez assez pour savoir que ma liberté est ce que j’aime le mieux ; elle demande d’ailleurs beaucoup de connaissances de chimie, d’anatomie, de botanique, etc., que je n’ai point, et que je n’ai guère d’empressement d’acquérir ; elle met dans le cas de louer souvent des choses et des personnes fort médiocres, et je ne sais comment on peut se résoudre à louer ce qui ne mérite pas de l’être, ni comment on en vient à bout : cette affaire-là est trop difficile pour moi. Le public d’ailleurs est accoutumé, depuis Fontenelle, à voir faire cette besogne d’une certaine manière, qui ne serait point du tout la mienne ; et il y a trop de risque à vouloir lui faire changer d’allure quand une fois il en a pris une, bonne ou mauvaise. Ainsi je vous supplie, madame, d’oublier les vues que vous avez sur moi pour remplir cette place, et que M. de Saint-Mard vous a inspirées à mon grand regret. Si j’ai quelque talent pour écrire, il me sera fort aisé de l’exercer sans être secrétaire de l’Académie ; et j’en aurai plus de temps pour la géométrie, à laquelle je serais bien fâché de renoncer : c’est une ressource sûre, avec laquelle on ne s’ennuie guère ; on ne fait pas grand bruit, mais on a peu d’ennemis. La place que je tiens dans le monde n’est pas grande, et je travaille tous les jours à la rétrécir : le moyen d’être heureux est de ne se trouver sur le chemin de personne. Je n’en suis pas moins sensible à tout ce que vous voulez faire pour moi ; mais M. de Maurepas et madame de Tencin m’ont appris à me passer de place, de fortune et de considération.

J’étais prié à dîner le jour de la Saint-Louis chez le président Hénault, mais je ne suis revenu à Paris que le lendemain ; d’ailleurs, quand j’aurais pu y aller, je crois, entre nous, que je m’en serais dispensé. Comme le président Hénault se plaint de moi, et que je crois qu’il a tort, j’aurais fait chez lui une assez sotte figure. J’avais envie de parler de lui dans l’article Chronologie ; mais cela ne se peut pas ; je vous en dirai la raison : et d’ailleurs je ne l’aurais peut-être pas assez loué à son gré. Tout ceci, je vous prie, madame, entre nous. Je reviendrai à Paris vers le 12 ; et si vous y êtes, j’aurai l’honneur de vous voir.


À LA MÊME.


Blancmesnil, 11 octobre 1753.


Javais appris, madame, par Duché, une partie de votre conversation avec M. de Paulmy ; je trouve tout simple que sa cousine sollicite pour l’abbé de Condillac, pour qui, en cas de besoin, je solliciterais moi-même ; mais je trouve un peu extraordinaire qu’elle aille disant que je suis assez jeune pour attendre. Ma conduite avec elle lui prouvera du moins que je ne suis pas assez jeune pour attendre longtemps. Vous ne me mandez point que vous avez dormi quatorze heures en arrivant à Nanteau ; cette nouvelle-là en valait cependant bien une autre : c’est reste à huit heures sur les vingt-deux que vous voudriez dormir par jour, et peut-être que ces huit heures-là viendront ; je vous les souhaite, pourvu que vous me permettiez de passer avec vous les deux autres. Vous avez mandé à M. de Mâcon que vous étiez fort contente de ce que vous aviez vu, et que vous n’aviez rien vu encore. Je crois cette recette-là fort bonne, de ne rien regarder pour être satisfait de ce qu’on voit. Nous sommes à Blancmesnil, Duché et moi, depuis hier mercredi, et nous retournons ce soir à Paris. L’Encyclopédie paraît d’hier, ainsi vous pouvez faire lire l’avertissement à qui vous voudrez. Priez Dieu pour nous qui allons peut-être faire bien crier les hommes, et qui ne nous en soucions guère. J’ai lu à Duché votre lettre, et l’endroit qui le regarde surtout ; il vous aime à la folie, et je pense qu’il a bien raison. Le chevalier Lorenzi est venu me voir : il faut absolument que je vous le présente cet hiver ; il en a grande envie, et vous n’en auriez guère moins si vous saviez comme il pense sur votre compte. La reine a fait promettre à Hardion sa voix pour Bougainville, et elle a fait écrire Plardion à l’abbé Sallier. Nous soupçonnons, Duché et moi, quelqu’un de votre connaissance d’être du complot. Franchement il ne peut pas nous souffrir ; et pourquoi se dissimuler cela, quand cela n’empêche ni de dormir ni de digérer ? Je lui ai envoyé mon avertissement : si vous aviez été à Paris, il ne l’aurait reçu que par vous. J’ai une confession à vous faire ; j’ai parlé de lui dans l’Encyclopédie, non pas à Chronologie, car cet article-là est pour Newton, Petau et Scaliger, mais à Chronologique : j’y dis que nous avons en notre langue plusieurs bons Abrégés chronologiques ; le sien, un autre qui vaut pour le moins autant, et un troisième qui vaut mieux. Cela n’est pas dit si crûment, ainsi ne vous fâchez pas ; il trouvera la louange bien mince, surtout la partageant avec d’autres ; mais Dieu et vous, ou même vous toute seule, ne me feriez pas changer de langage. Nous irons certainement à Fontainebleau, et certainement aussi au Boulay. Dites, je vous prie, bien des choses pour moi à madame d’Héricourt, et assurez-là bien de l’impatience que j’ai de lui faire ma cour chez elle. Je pourrai bien voir Quesnay à Fontainebleau ; je lui parlerai de votre affaire certainement. Si madame de Pompadour veut me voir, je lui ferai dire que je crains de l’importuner encore pour l’affaire de l’abbé Sigorgne, dont je sais qu’elle ne veut point se mêler, quoiqu’elle m’eût promis le contraire ; voilà comme il faut traiter ces gens-là. On n’est point de l’Académie, mais on est quaker, et on passe, le chapeau sur la tête, devant l’Académie et devant ceux qui en font être. Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles. Je crois que nous ne partirons pour Fontainebleau que vers le temps des fêtes, c’est-à-dire vers le 22 ou le 28. Ce n’est pas que nous nous soucions de ces fêtes-là, que peut-être nous ne verrons pas ; mais nous sommes tentés d’aller braver la musique française jusque sur le Rhône, soit en l’écoutant, soit en ne l’écoutant pas. À propos, dites-moi ce que vous pensez du P. Mat et de son confrère, qui doit s’appeler le P. Échec.


À LA MÊME.


Paris, 19 octobre.


Votre lettre, madame, est venue fort à propos ; car j’étais en peine de vous, et je vous aurais même écrit, si je n’avais attendu de vos nouvelles. Vous aviez écrit à M. de Mâcon une lettre plus noire que le Tartare et plus triste que les Champs-Élysées. Je m’imagine que votre secrétaire est mieux, car vous ne m’en parlez pas. Ne vous effarouchez point trop de ce que je vous ai mandé sur l’article Chronologique. Je crois bien que le président Hénault ne m’en remerciera pas : il le devrait pourtant ; car je dis que nous avons en notre langue plusieurs bons ouvrages en ce genre, le sien, celui d’un nommé Macquer, qui vaut mieux, quoique je ne le dise pas, et celui de deux bénédictins, qui vaut mieux que les deux précédents, mais que je me contente de nommer. Il fera sur l’Académie tout ce qu’il lui plaira : ma conduite prouve que je ne désire point d’en être ; et, en vérité, je le serais sans lui si j’en avais bien envie. Mais le plaisir de dire la vérité librement, quand on n’outrage ni n’attaque personne, vaut mieux que toutes les académies du monde, depuis la française jusqu’à celle de Dugast. Il m’a écrit sur ma préface une lettre de compliment fort entortillée, et ne m’a pas dit ni fait dire un mot de ce qu’il vous a mandé. L’affaire du Journal des Savants est claire pour les gens de lettres et pour les personnages intéressés ; et voilà, ce me semble, tout ce qu’il faut pour cet endroit-là. À l’égard des critiques, la raison qui m’a déterminé à m’étendre, c’est que plusieurs nous ont été faites, que quelques-unes avaient fait impression dans le public, qu’elles regardent un ouvrage important sur lequel la nation a les yeux, et qu’enfin aucune ne tombe sur moi personnellement. Si elles m’avaient regardé, j’aurais été plus court, ou je n’aurais rien dit. Je suis au reste très flatté que vous soyez contente de cet ouvrage ; des gens qui se disent mes amis, comme Condillac et Grimm, n’en parlent pas de même, à ce qu’on m’assure ; mais je sais d’où cela vient : ils ne sont pourtant pas faits ni l’un ni l’autre pour être l’écho d’un oison ; cependant je leur pardonne, s’ils ont été plus heureux ou plus sots que moi ; mais je ne leur envie ni leur bonheur ni leur docilité.

Nous irons sûrement à Fontainebleau la semaine prochaine, et nous y resterons peu. Je vous manderai à point nommé le jour de notre arrivée. Je verrai Quesnay, et presserai de nouveau pour l’abbé Sigorgne. Je jouis actuellement d’une tranquillité qui me rend très heureux : je mène une vie fort retirée, et je m’en trouve à merveille. Il ne me manque que de vous voir. Ne vous inquiétez point de ma quakererie ; elle ne sera jamais pour vous : au contraire, plus on est quaker avec les gens qu’on méprise, plus on est sensible à l’amitié des personnes qu’on estime. Adieu, madame ; Duché me charge de vous assurer de son respect et de son attachement ; et pour moi, on ne saurait rien ajouter à tout ce que je sens pour vous.

Madame d’Aumont et le vicomte de Chabot sont morts de la petite vérole. Cela vous fait-il quelque chose ? je ne sais si vous les connaissiez.


À LA MÊME.


Sans-Souci, 25 juin 1763.


Vous m’avez permis, madame, de vous donner de mes nouvelles et de vous demander des vôtres, je n’ai rien de plus pressé que d’user de cette permission. Je suis arrivé ici le 22, après un voyage très heureux et très agréable ; ce voyage n’a pas même été aussi fatigant que j’aurais pu le craindre, quoique j’aie souvent couru jour et nuit : mais le désir que j’avais de voir le roi, et l’ardeur de le suivre depuis Gueldres, où je l’ai trouvé, jusqu’ici, m’a donné de la force et du courage. Je ne vous ferai point d’éloges de ce prince, ils seraient suspects dans ma bouche : je vous en raconterai seulement deux traits qui vous feront juger de sa manière de penser et de sentir. Quand je lui ai parlé de la gloire qu’il s’est acquise, il m’a dit avec la plus grande simplicité, qu’il y avait furieusement à rabattre de cette gloire ; que le hasard y était presque pour tout, et qu’il aimerait bien mieux avoir fait Athalie que toute cette guerre ; Athalie est en effet l’ouvrage qu’il aime et qu’il relit le plus ; je crois que vous ne désapprouverez pas son goût en cela, comme sur tout le reste de notre littérature, dont je voudrais que vous l’entendissiez juger. L’autre trait que j’ai à vous dire de ce prince, c’est que le jour de la conclusion de cette paix si glorieuse qu’il vient de faire, quelqu’un lui disant que c’était là le plus beau jour de sa vie : Le plus beau jour de la vie, répondit-il, est celui où on la quitte. Cela revient à peu près, madame, à ce que vous dites si souvent, que le plus grand malheur est d’être né.

Je ne parlerai point, madame, des bontés infinies dont ce prince m’honore ; vous ne pourriez le croire, et ma vanité vous épargne cet ennui. Je ne parlerai point non plus de l’accueil que madame la duchesse de Brunswick, sœur du roi, et toute la maison de Brunswick a bien voulu me faire. Je me contente de vous assurer que dans l’espèce de tourbillon où je suis, je n’oublie point vos bontés, et l’amitié dont vous voulez bien m’honorer ; je me flatte de la mériter un peu par mon respectueux attachement pour vous. Comme je sais que rien ne vous ennuie davantage que d’écrire des lettres, je n’ose vous demander de vos nouvelles directement ; mais j’espère que mademoiselle de L’Espinasse voudra bien m’en donner. J’oubliais de vous dire que le roi m’a parlé de vous, de votre esprit, de vos bons mots, et m’a demandé de vos nouvelles. Je n’ai point encore vu Berlin, mais Potsdam est une très-belle ville ; et le château où je suis est de la plus grande magnificence et du meilleur goût. Adieu, madame : conservez votre santé ; la mienne est toujours très bonne. Oserais-je vous prier de me rappeler au souvenir de M. le maréchal et de madame la maréchale de Luxembourg.



  1. Voyez tome 3, page 476.
  2. Voyez cet éloge, tome 3, p. 440.
  3. Abrégé chronologique de l’Histoire de France, par le président Hénault.