Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/093

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 180).


Paris, 22 octobre 1768.


Vous devez, mon cher maître, avoir reçu une lettre de notre ami Damilaville ; il m’a assuré vous avoir écrit. Son état est toujours bien fâcheux ; depuis quelques jours cependant il a de meilleures nuits ; mais son estomac se dérange de plus en plus, et ses glandes ne se dégonflent guère. Il lui est impossible de se soutenir sur ses jambes, et à peine peut-il se traîner de son lit à son fauteuil avec le secours de son domestique. Quant à moi, mon ami, ma santé est assez bonne ; mais j’ai le cœur navré des sottises de toutes espèces dont je suis témoin. Avez-vous su que la chambre des vacations, à laquelle préside le janséniste de Saint-Fargeau et le dévot politique Pasquier, a condamné au carcan et aux galères un pauvre diable (qui est mort de désespoir le lendemain de l’exécution), pour avoir prié un libraire de le défaire de quelques volumes qu’il ne connaissait pas, et qu’on lui avait donnés en paiement ?

Vous noterez que, parmi ces volumes, on nomme dans l’arrêt l’Homme aux quarante écus, et une tragédie de la Vestale (imprimée avec permission tacite), comme impies et contraires aux bonnes mœurs. Cette atrocité absurde fait à la fois horreur et pitié ; mais quel remède y apporter, quand on est placé à la gueule du loup ?

Ce sera l’abbé de Condillac qui succédera à l’abbé d’Olivet ; je crois que nous n’aurons pas à nous plaindre de l’échange. À propos de l’abbé d’Olivet, pourriez-vous m’envoyer quelques anecdotes à son sujet, si vous en savez d’intéressantes ; l’abbé Batteux, notre directeur, qui se trouve chargé de son éloge, m’a prié de vous les demander, et de vous dire qu’il se serait adressé directement à vous-même, s’il avait l’honneur d’en être connu. Adieu, mon cher maître ; on dit que vous travaillez nuit et jour ; tant mieux pour le public, mais, que ce ne soit pas tant pis pour votre santé, qui est, comme disait Newton, du repos, res prorsùs substantialis. Vale et me ama.