Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/083

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 169-171).


Paris, 22 septembre 1767.


Avouez, mon cher et illustre maître, que les pauvres mathématiciens à double courbure ont bien raison de se louer de vos libraires huguenots ; ces gens-là traitent les ouvrages de géométrie comme ils feraient le Catéchisme du docteur Vernet ou le Journal chrétien ; ils en font des papillotes, et en sont quittes après pour dire qu’ils les ont perdus. Je ne trouve pas mauvais qu’ils se frisent, quoique leur patriarche Calvin l’ait défendu ; mais j’aimerais autant que ce fût avec la Religion vengée du P. Hayer, récollet, qu’avec mes œuvres. Je vous prie pourtant de les engager à parler encore à leurs perruquiers, et à voir si les débris de mes calculs ne pourraient pas se retrouver dans les ordures. Vous aimez les mathématiques, et je vous recommande instamment mes intérêts en cette occasion.

Il est vrai que c’est l’oraison funèbre de Louis IX, et non pas le panégyrique de S. Louis qui a été prêché à l’Académie ; mais l’ouvrage n’en était que meilleur. Les d’Olivet et compagnie avaient déjà murmuré dès le matin ; mais le murmure a augmenté le soir à Saint-Roch, où l’orateur a prêché le même panégyrique. Il n’y a point d’horreurs et de faussetés que la canaille des prêtres habitués n’ait dites à cette occasion : il est pourtant vrai que deux curés de Paris, qui avaient assisté au sermon du matin, ont dit qu’ils étaient prêts à signer tout ce que le prédicateur avait avancé contre les croisades et contre le pape.

Il nous pleut ici d’Hollande des ouvrages sans nombre contre l’infâme, c’est la Théologie portative, l’Esprit du clergé, les Prêtres démasqués, le Militaire philosophe, le Tableau de l’esprit humain, etc., etc., etc. Il semble qu’on ait résolu de faire le siège de l’infâme dans les formes, tant on jette de boulets rouges dans la place. Il est vrai qu’elle ne sera pas sitôt prise, car c’est le feld-maréchal Ribalier qui y commande, et qui a sous lui le capitaine d’artilleurs Jean-Gilles Larcher, et le colonel de hussards Cogé pecus. Avec ces grands généraux-là, une ville assiégée doit tenir longtemps.

Priez Dieu qu’il tire la Sorbonne et l’archevêque d’embarras au sujet de Bélisaire ; ils ne savent plus comment s’y prendre pour faire paraître leur censure. Ils y avaient mis un grand article contre la tolérance ; la cour, qui est sur cela dans des principes un peu différents de ces messieurs, et même, dit-on, le parlement, tout intolérant qu’il est, leur ont fait dire qu’ils voulaient voir cet endroit de la censure avant qu’elle parût : on dit qu’ils sont actuellement occupés à bourrer leur censure de cartons. Figurez-vous le ridicule dont ils vont se couvrir. On dira que ces pédants-là ne sont pas même décidés sur le genre de sottises qu’ils ont à dire. D’autres prétendent que l’article de la tolérance sera supprimé, c’est ce qu’ils pourraient faire de mieux ; mais ils ne veulent pas qu’on dise qu’ils ont cédé ce quartier de la place. D’autres disent que la censure ne paraîtra point du tout ; ils feraient encore mieux ; il est vrai qu’on se moquera d’eux tant soit peu, mais un peu de honte est bientôt passé. Je sais, de science certaine, que plusieurs docteurs sont de cet avis, et pensent que la Sorbonne a déjà eu dans cette affaire sa dose d’opprobre assez complète pour ne pas grossir davantage la pacotille.

Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous recommande l’ouvrage de mathématiques, abandonné si vilainement aux barbiers de Calvin. Voulez-vous bien remettre cette lettre à M. de La Harpe ? J’écris par le même courrier à Chabanon, qui me paraît bien pénétré de reconnaissance et d’attachement pour vous. Les expressions de son cœur, à votre sujet, m’ont autant plus attendri, que j’y retrouve les sentiments du mien. Vous ne sauriez croire combien il est sensible à l’intérêt que vous prenez à son ouvrage, et combien il sent le prix de vos conseils. Je le recommande à votre amitié pour lui, et à celle que vous avez pour moi. Vous pouvez être bien sûr que vous obligez en lui l’âme la plus honnête et la plus reconnaissante. Il me mande, ainsi que M. de La Harpe, dont je ne vous parle point, parce que je sais combien vous l’aimez, et combien il en est digne, que vous avez été malade, et que pendant ce temps vous avez fait une comédie ; vos maladies font honte a la santé des autres. À propos, vraiment j’oublie de vous dire, car j’oublie tout, que je suis enchanté de l’Ingénu, quoique ce ne soit pas le neveu de l’abbé Bazin qui l’ait fait, comme il est évident dès la première page : on dit que c’est un petit-fils de l’abbé Gordon, qui me paraît avoir très bien élevé cet enfant-là. Les ennemis du P. Quesnel, qui n’aiment pas qu’on les voie ingénument tels qu’ils sont, ont si bien fait, que l’ouvrage vient d’être défendu. Il est vrai qu’il n’y en avait eu que trois mille cinq cents de vendus en quatre ou cinq jours, au moyen de quoi personne n’en aura. Ce petit-fils de l’abbé Gordon est un fin courtisan ; il a appris à ses semblables qu’avec un petit mot d’éloge on fait passer bien de la contrebande. La recette est bonne, sans doute, mais un peu difficile à avaler. Iterum vale, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.