Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/081

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 167-168).


Paris, 4 auguste 1767.


Tranquillisez-vous, mon cher maître. Aussitôt votre billet reçu, j’ai volé chez Caperonnier, qui est un galant homme. Il m’a dit vous avoir déjà fait une réponse qui a dû calmer vos inquiétudes ; il est aussi indigné que vous et moi de l’insolence du maraud qui s’est avisé de le mettre en jeu. Je sais que le président Hénault pense de même, et je ne doute pas que M. Le Beau, tout janséniste et dévot qu’il est, ne vous donne la même satisfaction au sujet de la liberté que Cogé pecus a prise de le citer. Au fond, cette tracasserie vous tourmente plus qu’elle ne vaut, et je ne puis surtout approuver la peine que vous avez prise d’écrire à ce cuistre de collège une lettre[1] dont il se glorifiera, et qui lui fera croire que vous le craignez. Je suis toujours étonné que vous ne sentiez pas votre force, et que vous ne traitiez pas tous les polissons qui vous attaquent comme vous avez fait Aliboron. À votre place, je me serais contenté d’avoir le désaveu du président Hénault qui, par parenthèse, doit se plaindre à M. de Sartine de Caperonnier et de Le Beau, et j’aurais ensuite donné publiquement à Cogé un démenti bien formel, supposé que la chose en vaille la peine : car répondre à cette canaille, c’est lui donner l’existence qu’elle cherche. Caperonnier ignorait, sans votre lettre, que Cogé eût écrit, et qu’il y eût une critique de Bélisaire où il est cité.

J’ai reçu et lu, avec grand plaisir, la Défense de mon oncle, et je vous prie d’en faire mes remerciements à son neveu qui demeure, à ce qu’on dit, dans vos quartiers. Je ne sais qui est Larcher des gueux auquel le jeune abbé Bazin répond : les coups de gaule qu’il lui donne me divertissent fort ; cependant, j’aimerais encore mieux qu’il s’en dispensât, et il me semble voir César qui étrille des porte-faix ; il ne doit se battre que contre Pompée.

La réponse à Warburton, dans la petite feuille, est juste, mais je la voudrais moins amère ; il faut pincer bien fort, même jusqu’au sang, mais ne jamais écorcher ; ou du moins il faut écorcher avec gaieté, et donner le knout, en riant, à ceux qui le méritent. J’en dis autant du ministre ou ex-ministre La Beaumelle que de l’évêque Warburton. Le premier est un va-nu-pieds, le second est un pédant : mais ni l’un ni l’autre ne sont dignes de votre colère. Vous êtes si persuadé, mon cher philosophe, qu’il faut rire de tout, et vous savez si bien rire quand vous voulez, que ne riez-vous donc toujours, puisque Dieu vous a fait la grâce de le pouvoir ! Pour moi, dans ce moment, je n’en ai guère envie ; on ne nous paye point nos pensions ; et à la longue cela ne peut produire tout au plus que le rire sardonique, qui est la grimace de ceux qui meurent de faim.

J’ai envoyé à Marmontel votre petit billet qui sûrement lui fera plaisir. La censure de la Sorbonne se fait toujours attendre ; ce sera sans doute un bel ouvrage. À propos, je trouve que le neveu de l’abbé Bazin ne l’a pas suffisamment vengé ; il dit presque autant de mal du capitaine Bélisaire que des censeurs du roman. Je lui recommande encore une fois les Cogé, Ribalier et compagnie ; et je le prie de leur donner si bien les étrivières, qu’il n’y ait plus à y revenir : cette canaille a grand besoin qu’on lui rogne les ongles. Je voudrais que vous vissiez les deux ou trois phrases qu’ils ont retranchées dans le discours de M. de La Harpe. Par exemple, en parlant de l’autorité du clergé, qu’il faut, dit l’auteur, renfermer dans de justes bornes, ils ont mis dans ses justes bornes. Au lieu du mot juger le clergé, ils ont mis réprimer les excès ; ils ont retranché principes cruels ; et la phrase suivante, porterez-vous encore longtemps le fardeau des vieilles erreurs ? Je voulais rétablir ces phrases à l’impression, mais la plupart de nos confrères ont cru plus prudent de n’en rien faire, pour ne pas compromettre l’Académie. Avec cette prudence-là, on recevrait, sans mot dire, cent coups de bâton. Adieu, mon cher maître ; portez-vous bien, et surtout riez.



  1. Correspondance générale, tome XII.