Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/074

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 157-159).


26 janvier 1767.


Jai d’abord, mon cher et illustre maître, mille remerciements à vous faire du nouveau présent que j’ai reçu de votre part, de vos excellentes notes sur le triumvirat, que j’ai lues avec transport, et qui sont bien dignes de vous, et comme citoyen, et comme philosophe, et comme écrivain. Nous avons lu hier en pleine Académie votre lettre à l’abbé d’Olivet, qui nous a fait très grand plaisir ; elle contient d’excellentes leçons. Vous avez, bien raison, mon cher maître ; on veut toujours dire mieux qu’on ne doit dire ; c’est le défaut de presque tous nos écrivains. Mon Dieu, que je hais le style affecté et recherché ! et que je sais bon gré à M. de La Harpe de connaître le prix du style naturel ! Vous avez bien fait de donner un coup de griffe à Diogène Rousseau. On a publié ici, pour sa défense, quatre brochures, toutes plus mauvaises les unes que les autres : c’est un homme noyé, ou peut s’en faut ; et tout son pathos, pour l’ordinaire si bien placé, ne le sauvera pas de l’odieux et du ridicule.

J’avais déjà lu l’Hypocrisie[1] ; il y a des vers qui resteront, et Vernet vous doit un remerciement. Vous aurez vu ce que je dis de ce maraud à la fin de mon cinquième volume : je crois qu’on ne sera pas fâché non plus des deux passages de Rousseau, qui disent le blanc et le noir, et que je me suis contenté de mettre à la suite l’un de l’autre.

M. de La Harpe m’a déjà parlé du poème sur la Guerre de Genève ; ce qu’il m’en dit me donne grande envie de le lire ; je ne consentirai pourtant à trouver cette guerre plaisante qu’à condition qu’elle ne vous fera pas mourir de faim. Il ne manquerait plus à cette belle expédition que de mettre la famine dans le pays de Gex et dans le Bugey, pour n’avoir pas remercié M. de Beauteville de son digne et éloquent discours.

Vous croyez donc qu’on ne vend que cent exemplaires d’un discours de l’Académie ? détrompez-vous : ces sortes d’ouvrages sont plus achetés que vous ne pensez ; tous les prédicateurs, avocats, et autres gens de la ville et de la province, qui font métier de paroles, se jettent à corps perdu sur cette marchandise.

À propos d’avocats et de paroles, avez-vous lu un très bon Discours sur l’administration de la justice criminelle, prononcé au parlement de Grenoble par un jeune avocat-général, nommé M. Servan ? vous en serez, je crois, très content : je voudrais seulement que le style, en certains endroits, fût un peu moins recherché ; mais le fond est excellent, et ce jeune magistrat est une bonne acquisition pour la philosophie.

J’imagine que l’ouvrage sur les courbes, qu’on imprime actuellement à Genève, sera bientôt fini. Dites, je vous prie, à l’imprimeur de n’en envoyer d’exemplaires à personne, avant que l’auteur n’en ait au moins un ; car il est désagréable que des ouvrages de science courent le monde avant que l’auteur sache au moins s’ils sont correctement imprimés.

Faites-moi le plaisir de remettre cette lettre à M. de La Harpe : je lui mande d’écrire un mot d’honnêteté à M. de Boulogne, intendant des finances, auprès duquel j’aurai soin de ménager ses intérêts, quand l’occasion me paraîtra favorable. Son discours a beaucoup plus de succès que celui de son concurrent ou post-concurrent Gaillard, qui s’est avisé de faire une note où il dit que la superstition appuyée de l’autorité légitime a droit de faire respecter ses oracles, et que le rebelle a toujours tort : imaginez-vous quelle bêtise ! il n’a dit cette impertinence que pour justifier la persécution contre les philosophes ; et il résulte de son beau principe que les persécutions contre les chrétiens même étaient très justes. Ainsi il aura contre lui, par ce beau trait de plume, et dévots et anti-dévots ; j’en ai dit hier mon avis en pleine Académie, et nos dévots même ont trouvé que j’avais raison. On dit pourtant du bien de ce Gaillard, mais il a des liaisons avec gens qui me sont suspects : dis-moi qui tu hantes, etc. Ses notes n’ont point été lues à l’Académie : je vous prie de croire qu’on n’eût pas souffert celle dont je vous parle.

Croyez-vous que les gloire-eu, victoire-eu, etc., qui sont si choquantes dans notre musique, soient absolument la faute de notre langue ? Je crois que c’est, au moins pour les trois quarts, celle de nos musiciens, et qu’on pourrait éviter cette désinence désagréable en mettant la note sensible (madame Denis me servira d’interprète), non comme ils le font sur la pénultième, mais sur l’antépénultième ; la tonique ou finale appuierait sur la pénultième, et la dernière serait presque muette : dites, pour éviter cet inconvénient, de ne terminer jamais le chant que sur des rimes masculines.

Adieu, mon cher et illustre maître ; voilà bien du bavardage. On m’a dit que Marmontel vous avait écrit le détail de la réception de Thomas ; elle a été fort brillante. Je crois comme vous que nous avons fait une très excellente acquisition. Iterum vale.



  1. Dans le volume des contes et satires.