Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/058

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 137-138).


Paris, 26 mars 1765.


Oh, la belle lettre, mon cher maître, que vous venez d’écrire à frère Damilaville sur l’affaire des malheureux Sirven ! aussi a-t-elle le plus grand et le plus juste succès ; on se l’arrache, on verse des larmes, et on la relit, et on en verse encore, et on finit par désirer de voir tous les fanatiques dans le feu ou ils voudraient jeter les autres. Je suis bien heureux que ma rapsodie sur la destruction de Loyola n’ait pas paru en même temps ; votre lettre l’aurait effacée, et le cygne aurait fait taire la pie. Je ne sais quand ma Destruction arrivera ; mais ce que je sais, c’est qu’il y a des personnes à Paris qui l’ont déjà, et que mon secret n’a pas été trop bien gardé. Quoi qu’il en soit, je recommande ce malheureux enfant à votre protection. Le bien que vous direz sera l’avis de beaucoup de gens, et surtout le fera vendre ; car c’est là l’essentiel pour que M. Cramer ne soit pas lésé.

Je ne sais ni le nom ni le sort du jeune jésuite que Simon Le Franc poussait par le cul à la procession. Je n’ai vu Simon depuis long-temps qu’une seule fois, à l’enterrement de M. d’Argenson, où il était, non comme homme de lettres, car il est trop grand seigneur pour se parer de ce titre, mais comme parent au quatre-vingt-dixième degré. S’il est encore à Paris, c’est si obscurément, que personne n’en sait rien. Il lui arrivera ce qui arriva à l’abbé Cotin, que les satires de Despréaux obligèrent à se cacher si bien, que le Mercure annonça sa mort trois ou quatre ans d’avance. Il en est arrivé à peu près autant au poète Roy, cet ennuyeux coquin qui, depuis une centaine de coups de bâton qu’il reçut il y a dix ans, avait pris le parti de la retraite, et dont on avait annoncé la mort, il y a plus d’un an, dans les gazettes, quoiqu’il n’ait rendu que depuis peu sa belle âme à son créateur.

Oui vraiment, le bâtard du Portier des chartreux, Marsy, olim jésuite, comme il l’a mis à la tête d’un de ses ouvrages, est allé violer les anges en paradis. Il avait commencé par être l’associé d’Aliboron avec qui il s’était ensuite brouillé, du moins à ce que l’on m’a dit, car je n’avais l’honneur de fréquenter ni l’un ni l’autre.

Vous avez su que les Calas ont pleinement gagné leur procès ; c’est à vous qu’ils en ont l’obligation. Vous seul avez remué toute la France et toute l’Europe en leur faveur. Je ne sais ce qui arrivera des malheureux Sirven. On dit que l’avocat Beaumont va plaider leur cause ; je voudrais bien qu’avec une si belle âme et si honnête, cet homme eût un peu plus de goût ; et qu’il ne mît pas dans ses mémoires tant de pathos de collège. Le parlement de Toulouse est furieux, dit-on, et veut casser l’arrêt qui casse le sien ; il ne lui manque plus que cette sottise-là à faire. Les parlements finiront mal, et plus tôt qu’on ne croit ; ils sont trop fanatiques, trop sots et trop tyrans.

Adieu, mon cher maître ; moquez-vous de tout, comme vous faites, sans cesser de secourir les malheureux et d’écraser le fanatisme. Mes respects à madame Denis. Je suis charmé qu’elle ait été contente de ma petite drôlerie que la canaille janséniste et loyoliste ne trouvera pourtant guère drôle.