Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/056

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 135-136).


Paris, 3 janvier 1765.


Je commence, mon cher et illustre maître, par vous remercier des soins que vous voulez bien vous donner pour moi. Voici une lettre où je prie M. Cramer de hâter l’impression. Je ne lui parle qu’en passant de ce qui concerne mes intérêts ; c’est votre affaire de lui dire là-dessus ce qui convient ; cela devrait être fait de sa part. Je désirerais beaucoup d’avoir à me louer de lui, parce que j’aurai vraisemblablement, dans le courant de cette année, d’autres ouvrages à lui donner, étant comme résolu de ne plus rien imprimer en France. Assurément je n’ai point envie de me faire d’affaire avec les pédants à long et à petit rabat ; mais c’est bien assez de me couper les ongles moi-même de bien près, sans qu’un censeur vienne encore me les couper jusqu’au sang. M. Cramer peut compter, si j’ai lieu d’être content de lui en cette occasion, qu’il imprimera désormais tout ce que je ne voudrais pas soumettre à l’inquisition de nos Midas.

Je suis bien fâché, pour la philosophie et pour les lettres, du parti que prend Jean-Jacques, et en particulier de ce qu’il a dit contre vous dans son dernier livre que je n’ai pu lire, tant la matière est peu intéressante pour qui n’est pas bourdon ou guêpe de la ruche de Genève. Il a couru un bruit que vous lui aviez fait une réponse injurieuse ; je ne l’ai pas cru, et des gens en état d’en juger qui ont lu cette réponse, m’ont assuré qu’elle n’était pas de vous. Au nom de Dieu, si vous lui répondez, ce qui n’est peut-être pas nécessaire, du moins c’est le parti que je prendrais à votre place, répondez-lui avec le sang-froid et la dignité qui vous conviennent. Il me semble que vous avez beau jeu, ne fût-ce qu’en opposant aux horreurs qu’il dit aujourd’hui de sa patrie tous les éloges qu’il en a faits, il y a quatre ou cinq ans, dans la dédicace d’un de ses ouvrages, sans compter son petit procédé avec moi, à qui il a donné tort et raison, selon que ses intérêts l’exigeaient. Il est bien fâcheux que la discorde soit au camp de la philosophie, lorsqu’elle est au moment de prendre Troie. Tâchons du moins de n’avoir rien à nous reprocher de ce qui peut nuire à la cause commune.