Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/054

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 132-133).


Paris, 10 octobre 1764.


Vous me paraissez, mon illustre maître, bien alarmé pour peu de chose ; j’ai déjà tâché de vous rassurer par ma lettre précédente, et je vous répète que je ne vois pas jusqu’ici de raison de vous inquiéter. Et quelle preuve a-t-on que vous soyez l’auteur de cette production diabolique ? et quelle preuve peut-on en avoir ? et sur quel fondement peut-on vous l’attribuer ? Vous me mandez que c’est un petit ministre postulant, nommé Dubut, qui est l’auteur de cette abomination ; au lieu du petit ministre Dubut, j’avais imaginé le grand diable Belzébuth : je me doutais bien qu’il y avait du Buth à ce nom-là, et je vois que je ne me trompais guère. S’il ne tient qu’à crier que l’ouvrage n’est pas de vous, ne vous mettez pas en peine ; je vous réponds, comme Crispin, d’une bouche aussi large qu’il est possible de le désirer. Il est évident, comme je vous l’ai dit, que cette production de ténèbres est l’ouvrage ou d’un diable en trois personnes, ou d’une personne en trois diables. À vous parler sérieusement, je ne m’aperçois pas, comme je vous l’ai dit, que cette abomination alphabétique cause autant de scandale que vous l’imaginez, et je ne vois personne tenté de s’arracher l’œil à cette occasion, comme l’Évangile le prescrit en pareil cas. D’ailleurs les pédants à grand rabat, les seuls à craindre en cette circonstance, sont allés voir leurs confrères les dindons, et quand ils reviendront de leurs chaumières, le mal sera trop vieux pour s’en occuper. Ils n’ont rien dit à Saül ; que diantre voulez-vous qu’ils disent à Dubut ?

Vous me faites une querelle de Suisse que vous êtes, au sujet du Dictionnaire de Bayle ; premièrement, je n’ai point dit : Heureux s’il eût plus respecté la religion et les mœurs ! ma phrase est beaucoup plus modeste ; mais d’ailleurs qui ne sait que, dans le maudit pays où nous écrivons, ces sortes de phrases sont style de notaire, et ne servent que de passe-port aux vérités qu’on veut établir d’ailleurs ? personne au monde n’y est trompé, et vous me cherchez là une mauvaise chicane. Je trouverais, si je voulais, à peu près l’équivalent de ce que vous me reprochez dans plusieurs ouvrages où assurément vous ne le désapprouvez pas, et jusque dans le dictionnaire même de Dubut, quelque infernal qu’il vous paraisse ainsi qu’à moi. Adieu, mon cher confrère ; soyez tranquille ; comptez que je vais braire comme un âne, mais à condition que vous ne me reprocherez pas d’avoir pris des précautions pour empêcher les ânes de braire après moi. Vale.