Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/049

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 124-126).


Paris, 6 avril 1764.


Je vous dois une réponse depuis longtemps, mon cher et illustre maître ; et il y a plus de quinze jours que vous l’auriez, si je n’en avais été empêché par un débordement de bile, non pas au moral et au figuré (quoiqu’en vérité ce monde si parfait en vaille bien la peine), mais au propre et au physique, et presque aussi abondamment que Palissot vient d’en verser dans sa Dunciade. Avez-vous lu ce joli ouvrage, ou plutôt avez-vous pu le lire ? il faut avouer que de pareils écrivains font bien de l’honneur à leurs Mécènes. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que l’auteur, pour avoir représenté, dans sa pièce des Philosophes, de très honnêtes gens comme des cartouchiens, a été loué à la cour, protégé, récompensé. Il s’avise, dans sa Dunciade, de dire que Crévier est un âne ; Crévier, vieux janséniste, se plaint au parlement ; le parlement veut mettre Palissot au pilori ; et les protecteurs de Palissot le font exiler, pour le soustraire au parlement ; on le traite avec la même faveur que l’archevêque de Paris. Dites après cela que les lettres ne sont pas favorisées. Quant à moi, j’en suis fort content ; et si je fais jamais une Dunciade, je me flatte d’en être quitte aussi pour quelques mois d’absence ; mais je ne ferai point de Dunciade, ou si j’avais le malheur d’en faire une, ce ne serait ni M. Blin, ni M. du Rosoi, ni M. Sabatier, ni M. Rochon, ni même M. Fréron que j’y mettrais, ce serait des noms plus illustres.

Laissons toutes ces infamies, et parlons d’Olympie. Je vous félicite de ce grand succès. Vous y avez fait des changements heureux. Le rôle de Statira et celui de l’hiérophante sont beaux, celui de Cassandre a des moments de chaleur qui intéressent, celui d’Antigone et d’Olympie m’ont paru faibles ; mais mademoiselle Clairon y est admirable au dernier acte. Quand elle serait un mandement d’évêque ou d’Encyclopédie, elle ne se jetterait pas au feu de meilleure grâce. Voiture lui dirait qu’on ne lui reprochera pas de n’être bonne ni à rôtir ni à bouillir. Le spectacle est d’ailleurs grand et auguste, et cela s’appelle une tragédie bien étoffée : la représentation m’a fait très grand plaisir, et la lecture que j’en ai refaite depuis a ajouté au plaisir de la représentation.

J’ai lu aussi depuis peu, par une espèce de fraude, un certain conte intitulé, l’Éducation d’un prince ; cela me paraît bien fort pour feu Vadé ; croyez-vous qu’il ait fait cela ? Pour moi, sans faire tort à la manière de Vadé, j’aime encore mieux ce conte-là que tous ceux qu’il nous a donnés, et que j’aime pourtant beaucoup. Mais à propos de ces contes, permettez-moi, mon cher maître, de vous dire que vous êtes un drôle de corps. Je vous écris qu’une personne qui se dit de vos amis, dénigre Macare ; les fruits de cet avertissement, après m’avoir marqué le peu de cas que vous faites de cette personne et de ses jugements, est une longue lettre que vous lui écrivez, et à laquelle vous joignez le conte des Trois manières, en la priant de vouloir bien lui être favorable ; cela s’appelle offrir une chandelle au diable. Encore passe si vous n’en offriez qu’à des diables de cette espèce, qui, après tout, ne sont que des diablotins ; mais vous avez des torts bien plus grands, et vous sacrifiez sur les hauts lieux, ce qui, comme vous le savez, est une abomination devant le Seigneur, du moins, si je me souviens encore du livre des Rois et des Paralipomènes dont vous vous souvenez mieux que moi.

Nous touchons au moment de n’avoir plus de jésuites ; et ce qui m’étonne, c’est que les herbes poussent comme à l’ordinaire, et que le soleil ne s’obscurcit pas ; la dernière éclipse même n’a pas été aussi forte que nous nous y attendions. « L’univers ne sent pas la perte qu’il va faire ; » voilà un beau vers de tragédie.

J’ai reçu une lettre charmante de votre ancien disciple ; il me mande que, depuis qu’il a fait la paix, il n’est en guerre ni avec les cagots, ni avec les jésuites, et qu’il laisse à une nation belliqueuse, comme la française, le soin de ferrailler envers et contre tous.

Que je confonde, dites-vous, ce maraud de Crévier, je m’en garderai bien ; je n’ai pas d’envie d’être au pilori ou exilé. Ah ! monsieur Crévier, que je trouve que vous avez raison dans tout ce que vous dites !

Cette tolérance n’est point encore tolérée, et je ne sais quand elle pourra parvenir à l’être. Il me semble qu’on n’en distribue point encore. Nous attendons le Corneille ; il est entre les mains d’un cuistre nommé Marin, qui doit décider si le public pourra le lire. Il faut rire de cela, ainsi que de tout le reste. Adieu, mon cher confrère.