Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/044

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 112-114).


Paris, 8 décembre 1763.


Jai, mon cher et illustre maître, des remerciements et des reproches tout à la fois à vous faire ; les remerciements seront de grand cœur, et les reproches sans amertume. Je vous remercie donc d’abord de la lettre du quakre que vous m’avez envoyée ; c’est apparemment un de vos amis de Philadelphie qui vous a chargé de me faire ce cadeau-là ; il ne pouvait choisir une voie plus agréable pour moi de me faire parvenir sa petite remontrance à Jean-George. Je ne sais si je vous ai dit que ce Jean-George, qui assurément n’est pas aussi habile à se battre contre le diable que l’était George son patron, a fait une réponse assez impertinente à la lettre par laquelle je lui mandais que j’avais renvoyé son Instruction pastorale à son libraire et à ses moutons. J’ai répondu à sa réponse, en lui prouvant très poliment qu’il était un sot et un menteur, et Jean-George, tout Jean-George qu’il est, n’a pas répliqué, quoique je ne lui parlasse pas, comme votre ami le quakre, le chapeau sur la tête, mais le chapeau sous le bras, en lui donnant, à la vérité, de grands coups de bâton. J’aurais bien envie de lui faire essuyer quelque petite humiliation publique, de lui donner en cinq ou six pages quelques petits dégoûts sur sa charmante Instruction. Il y donne assurément beau jeu, et ne s’attend pas aux questions que je lui ferais ; mais celles que lui fait notre ami le quakre me paraissent suffisantes pour l’occuper.

Je vous remercie de plus, mon cher philosophe, de vos excellentes additions à l’Histoire générale ; non seulement de celles que vous avez refondues dans l’ouvrage, mais de celles que vous avez données à part en un petit volume, et qui m’ont paru excellentes. L’ambassade de César aux Chinois, et l’arrivée du brame philosophe parmi nous, sont deux apologues admirables. Ce qu’il y a d’heureux, c’est que ces apologues, bien meilleurs que ceux d’Ésope, se vendent assez librement. Je commence à croire que la librairie n’aura rien perdu à la retraite de M. de Malesherbes. Il est vrai qu’on a fait aux gens de lettres l’honneur de les mettre dans le même département que les filles de joie, auxquelles j’avoue qu’ils sont assez semblables par l’importance de leurs querelles, l’objet de leur ambition, la modération de leurs haines, et l’élévation de leurs sentiments ; mais enfin il me semble que personne n’aura à se plaindre, si la presse, la religion et la coucherie sont également libres en France.

Venons à présent aux reproches. J’ai entendu parler d’un Traité de la Tolérance, qui est aussi d’un de vos amis, à ce qu’on m’assure, et qui ne vient pas de Philadelphie ; je demande cet ouvrage à tout ce que je vois, comme Iphigénie demande Achille, et je ne puis parvenir à l’avoir, et j’apprends que votre ami l’a envoyé à des gens qu’il ne devrait pas tant aimer que moi, et qui, sans me vanter, ne sont pas aussi dignes que moi de lire tout ce qui vient de lui. Dites, je vous prie, à votre ami qu’il n’est pas trop équitable dans ses préférences. Je pourrais faire là-dessus un long commentaire ; mais les commentaires ne sont pas faits pour l’ami dont je parle ; je m’en rapporte à ceux qu’il fera lui-même.

Voilà donc enfin Marmontel de l’Académie. J’en suis d’autant plus charmé que la querelle qu’on lui faisait au sujet de M. d’Aumont n’était qu’un prétexte pour ceux qui désiraient de l’exclure. La véritable raison était sa liaison avec des gens qu’on a pris fort en haine, je ne sais pas pourquoi, à quatre lieues d’ici ; en un mot, avec les philosophes qui font aujourd’hui également peur aux dévots et à ceux qui ne le sont pas. L’affaire de Marmontel était comme celle des jésuites ; il y avait une raison apparente qu’on mettait en avant, et une raison vraie que l’on cachait. Heureusement pour la philosophie, tous les gens faits pour la craindre n’ont pas pensé de même. M. le prince Louis de Rohan, tout coadjuteur qu’il est de l’évêché de Strasbourg, a bien voulu en cette occasion être le coadjuteur de la philosophie, et lui a rendu, sans manquer à son état, tous les services imaginables ; c’est par lui que vous avez aujourd’hui dans l’Académie Française un partisan et un admirateur de plus. M. le prince Louis mérite en vérité la reconnaissance de tous les gens de lettres, par la manière dont il sait les défendre et les servir dans l’occasion ; et quand vous l’auriez préféré à moi, comme vous avez fait d’autres, pour lui envoyer l’ouvrage de votre ami sur la tolérance, bien loin de vous en faire des reproches, je vous en ferais des remerciements. Il faut, mon cher maître, que chacun de nous serve la bonne cause suivant ses petits moyens. Vous la servez de votre plume, et moi, à qui on n’en laisserait pas une sur le dos, si j’en faisais autant, je tâche de lui gagner des partisans dans le pays ennemi ; et ces partisans ne seront point compromis, parce qu’ils ne doivent jamais l’être ; mais ils recevront de moi, de tous mes amis, et ils devraient recevoir de vous le tribut de reconnaissance que tous les êtres pensants leur doivent. À propos de la bonne cause, je vous apprendrai encore qu’on m’a fait d’indignes et odieuses tracasseries au sujet de mon voyage de Prusse ; on m’a prêté des discours que je n’ai jamais tenus, et que je n’aurais rien gagné à tenir. J’en ai appelé au témoignage du roi de Prusse lui-même, et ce prince vient de m’écrire une lettre qui confondrait mes ennemis, s’ils méritaient que je la leur fisse lire. Vous savez apparemment qu’il y a actuellement à Berlin un fort honnête circoncis qui, en attendant le paradis de Mahomet, est venu voir votre ancien disciple de la part du sultan Moustapha. J’écrivais l’autre jour en ce pays-là que, si le roi voulait seulement dire un mot, ce serait une belle occasion pour engager le sultan à faire rebâtir le temple de Jérusalem. Cela nous vaudrait vraisemblablement une nouvelle instruction pastorale de Jean-George, où il nous prouverait que, quoique le temple fût rebâti à chaux et à ciment, le Christ n’en aurait pas moins dit la vérité. Que pensez-vous de ce projet ? il me semble que l’exécution en serait fort divertissante. Je m’étonne que vos bons amis les Turcs n’y aient pas encore pensé ; cela prouve le grand cas qu’ils font de nos prophéties. Adieu, mon cher et illustre maître ; aimez-moi, je vous prie, toujours. Il me semble que vous me négligez un peu ; vous m’écrivez de petits billets, et vous ne m’envoyez presque rien. Je crains bien que celle-ci ne vous dégoûte d’en écrire de longues. Adieu, je vous embrasse mille fois.

P. S. Je ne parle point de tout ce qui se passe ici au sujet des déclarations, des édits, des impôts. Je laisse messieurs du parlement se mêler de tout cela sans y entendre. Il y a deux de ces messieurs qui sont à Berlin ; ils ont désiré de voir le roi de Prusse, et le roi n’y a consenti qu’après qu’ils ont assuré qu’ils n’avaient pas été d’avis de consulter la Sorbonne sur l’inoculation, et de s’opposer à la liberté du commerce des grains. Il faut avouer que le parlement et la Sorbonne n’ont point de reproches à se faire mutuellement.