Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/041

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 108-109).


Paris, 12 février 1763.


Je commence à croire, mon cher et illustre maître, que le fanatisme pourrait bien avoir le même sort que l’empire romain, d’être détruit par les Tartares. Les souverains de la zone glaciale donneront ce grand exemple aux princes des zones tempérées ; et Fontenelle eût dit à Catherine qu’elle est destinée à être l’aurore boréale de l’Europe. En attendant, je ris, à part moi, de la manière dont les choses sont arrangées dans ce meilleur des mondes possibles ; au Midi, la philosophie persécutée, vilipendée sur le théâtre ; au fond du Nord, une princesse qui la protège et qui la cultive :

C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé,
Tout en eût été mieux.

J’ai bien peur que Catherine d’Alexandrie, qui confondit, comme vous savez, les philosophes avec tant de succès, ne voie de fort mauvais œil l’accueil que leur fait Catherine de Russie, et ne se récuse pour sa patronne. Il faut espérer que la cour de Pétersbourg sera plus fidèle au traité qu’elle fait avec la philosophie, qu’elle ne l’a été à ceux qu’elle a faits avec le cardinal de Bernis. Il est vrai que le fruit de ces derniers a été de faire égorger un million d’hommes, et que la philosophie aura peut-être le bonheur d’en éclairer un plus grand nombre. Je ne sais pourtant si jusqu’ici elle doit se réjouir ou s’affliger, tant ses succès sont équivoques, du moins sur les bords de la Seine. Expliquez-moi par quelle fatalité la philosophie ne peut se résoudre à quitter ces bords, malgré les dégoûts qu’elle y éprouve, et le peu de prosélytes qu’elle y fait. Les philosophes sont comme la femme du Médecin malgré lui, qui veut que son mari la batte. Il est vrai que, pour se dédommager, ils viennent de faire donner aux jésuites quelques coups de bâton, et qu’ils se flattent même d’être au moment d’en faire maison nette ; il faudra voir ce que cela produira.

Je n’ai point lu l’apologie des jésuites dont vous me parlez ; mais je trouve la France fort à plaindre de perdre d’un coup de filet tant de grands génies. Il faut espérer que le collège de la Propagande en fera recrue. Nous pourrions même y ajouter, par-dessus le marché, ce prédicateur Le Roi, qui vraisemblablement n’est pas le roi des prédicateurs, et dont le nom, ignoré dans son quartier, a eu le bonheur de parvenir jusqu’à vous. Vous m’apprenez de Genève que M. Le Roi prêche à Paris. Je voudrais que les avocats de la famille infortunée des Calas eussent mis dans leurs mémoires moins de pathos et plus de pathétique ; mais je conviens avec vous que leur zèle et leur désintéressement font un véritable honneur à notre siècle ; tant de vertu me fait désirer une éloquence qui y réponde. Je plaindrais mademoiselle Corneille, si elle n’avait pour dot que les souscriptions des gens de Versailles. Tout le Mercure est infecté d’épitaphes de Crébillon, qui sont ignorées comme ses vers ; voici celle que je ferais à quelqu’un de votre connaissance, à condition qu’elle ne servirait de longtemps : Il fut l’auteur de la Henriade…., etc., etc., et maria la nièce du grand Corneille.

Avec cette épitaphe-là, on peut se passer d’un mausolée fait par Le Moine, et même d’être loué après sa mort dans le Mercure ; mais, en attendant les petits cousins que vous aller donner à Cinna, puissiez-vous, mon cher maître, donner encore longtemps des frères à Tancrède ! J’attends l’Héraclius de Caldéron, mais je suis bien plus curieux de l’Histoire générale. Vous avez bien fait de n’y pas peindre le genre humain tout-à-fait de face ; ce triste visage n’est pas bon à être vu dans toute la difformité de ses traits ; je crains même qu’il ne se trouve trop hideux étant montré de trois-quarts, et qu’il ne lui prenne envie de brûler le tableau, et de crier au feu contre le peintre qui heureusement se trouvera à cent lieues des Omer et des Berthier. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez bien vos yeux, sans quoi les fanatiques diraient que vous ressemblez à Tirésias, que les dieux aveuglèrent pour avoir révélé leur secret aux hommes. Vivez, voyez et écrivez longtemps pour l’honneur des lettres, pour le progrès de la raison, et pour le bien de l’humanité ; et souvenez-vous quelquefois qu’il y a sur les bords de la Seine un homme qui vous aime, vous honore et vous admire, et qui vous eût conservé les mêmes sentiments sur les bords de la Sprée et sur ceux de la Néva.