Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/029

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 81-83).


Paris, 10 octobre 1761.


Je ne sais pas, mon cher et illustre maître, si mes lettres sont aussi plaisantes que vous le prétendez, mais je sais que tout ce qui se passe y fournit bien matière ; et s’il est vrai, comme vous le dites, qu’il est bon de rire un peu pour la santé, jamais saison n’a été si favorable pour se bien porter. Voici, par exemple, Paul Le Franc de Pompignan (je ne sais si c’est Paul l’Apôtre ou Paul-le-Simple ) qui vient encore de fournir aux rieurs de quoi rire, par son Éloge historique du duc de Bourgogne. J’imagine qu’on vous aura envoyé cette pièce, et qu’en la lisant vous aurez dit comme l’ermite de La Fontaine :

Voici de quoi ; si tu sais quelque tour,
Il te le faut employer, frère Luce.

Je sais que la matière est un peu délicate, et qu’en donnant des croquignoles au vivant, il faut prendre garde d’égratigner le mort ; mais

À vaincre sans péril on triomphe sans gloire.


On prétend que Pompignan sollicite, pour récompense de son bel ouvrage, une place d’historiographe des enfants de France ; je voudrais qu’on la lui donnât, avec la permission de commencer dès le ventre de la mère, et la défense d’aller au-delà de sept ans. Je ne sais si cette impertinence vous paraîtra aussi plaisante qu’à moi ; mais il est sûr que

… Si Dieu m’avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,
Certes, Le Franc verrait beau jeu.

Me voilà presque aussi en train de vous citer des vers que M. le théologien Martin Kahle qui vous en citait tant de mauvais, pour vous prouver que ce monde ridicule était le meilleur des mondes possibles. Laissons là et Martin Kahle et Pompignan, et parlons de Corneille.

Nous avons relu vos remarques Sur Cinna, et vous avez dû recevoir la réponse de l’Académie sur vos nouvelles critiques. Voulez-vous que je vous parle net comme le Misanthrope, et sur la pièce et sur vos remarques ? Je vous avouerai d’abord que la pièce me paraît d’un bout à l’autre froide et sans intérêt ; que c’est une conversation en cinq actes, et en style tantôt sublime, tantôt bourgeois, tantôt suranné ; que cette froideur est le grand défaut, selon moi, de presque toutes nos pièces de théâtre ; et qu’à l’exception de quelques scènes du Cid, du cinquième acte de Rodogune, et du quatrième d’Héraclius, je ne vois rien, dans Corneille en particulier, de cette terreur et de cette pitié qui fait l’âme de la tragédie. Si je suis si difficile, prenez-vous-en à vos pièces, qui m’ont accoutumé à chercher sur le théâtre tragique de l’intérêt, des situations et du mouvement. Si je suivais donc mon penchant, je dirais que presque toutes ces pièces sont meilleures à lire qu’à jouer ; et cela est si vrai, qu’il n’y a presque personne aux pièces de Corneille, et médiocrement à celles de Racine ; mais ce n’est pas le tout d’avoir raison, il faut être poli ; il faut donc de grands ménagements pour avertir les gens qu’ils s’ennuient et qu’ils n’osent le dire.

À l’égard de vos raisonnements et des nôtres sur les remords de Cinna qui, selon vous, viennent trop tard, et qui selon nous viennent assez tôt, ce sont là, ce me semble, de ces questions sur lesquelles on peut dire le pour et le contre sans se convaincre réciproquement. Je voudrais donc, sans prétendre que vous ayez tort, car le diable m’emporte si j’en sais rien, je voudrais que vous ne fissiez aucune critique qui fut sujette à contradiction, et que vous vous bornassiez aux fautes évidentes contre le théâtre ou la grammaire, vous aurez encore assez de besogne. Croyez-moi, ne donnez point de prise sur vous aux sots et aux malintentionnés, et songez qu’un vivant qui critique un mort en possession de l’estime publique, doit avoir raison et demie pour parler, et se taire quand il n’a que raison. Voyez comme on a reçu les pauvres gens qui ont relevé les sottises d’Homère ; ils avaient pourtant au moins raison et demie, ces pauvres diables-là ; et le grand tort de La Mothe n’a pas été de critiquer l’Iliade, mais d’en faire une.

Réservez donc, mon cher maître, les vessies de cochon au lieu d’encensoir pour les Pompignan et consorts ; pour ceux-là, ou ne demande qu’à rire à leurs dépens, et vous aurez le double plaisir de faire rire et d’avoir raison. Il est vrai que si la guerre continue, je crois que Pompignan même ne fera plus rire personne. Pour moi, je rirai le plus longtemps que je pourrai, et je vous aimerai plus longtemps encore. Adieu, mon cher philosophe.