Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/010

Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 57-58).


Paris, 8 février 1758.


Vous m’écrivez, mon cher et grand philosophe, de votre lit, où vous voyez dix lieues de lac, et moi je vous réponds de mon trou où je vois le ciel long de trois aunes. Ce trou suffirait pourtant à mon bonheur, si la persécution ne venait pas m’y chercher ; mais la violence à laquelle elle est montée, et l’autorité de ceux qui l’exercent, me font envier le sort de ceux qui peuvent avoir un trou ailleurs. J’ai découvert encore de nouvelles atrocités, depuis ma dernière lettre. Il est très certain que l’on a forcé M. de Malesherbes à laisser imprimer les Cacouacs ; il est très certain que la satire plus que violente, insérée contre nous dans les Affiches de province, vient des bureaux d’un ministre, aussi cacouac pour le moins que nous, mais qui a cru pouvoir faire sa cour au redoutable protecteur des Cacouacs, par un sacrifice in anima vili. Jugez à présent, mon cher et illustre maître, s’il est possible d’achever, dans cette terre de perdition, le monument que nous avions commencé d’élever à la gloire des lettres. Diderot se borne à dire qu’il ne peut pas continuer sans moi. J’ignore quel parti il prendra en dernière instance, mais je sais que s’il continue, il se prépare des chagrins de toute espèce ; Dieu veuille l’en préserver ! mais c’est son affaire. Il me paraît d’ailleurs impossible, d’un côté, que cet ouvrage se continue sur le même pied qu’auparavant ; de l’autre, qu’il puisse se continuer sur un autre pied, et il vaut mieux le laisser imparfait que d’en faire une espèce de satyre à tête d’homme et à pieds de bête. Je suis plus fâché que vous des déclamations et des trivialités qu’on a insérées dans l’Encyclopédie, mais croyez que je n’en ai pas été le maître ; comme je n’ai proprement de juridiction que sur la partie mathématique, la voie de représentation est la seule dont je puisse user sur le reste : d’ailleurs, M. Diderot a été souvent dans l’impossibilité de faire autrement. Tel auteur qui nous est utile par un grand nombre de bons articles, exige souvent, pour prix de ce qu’il nous donne de bon, qu’on admette aussi ce qu’il fournit de mauvais ; nous nous serions trouvés tout seuls, si nous avions voulu tyranniser nos collègues. C’est un petit ou un grand mal, si vous voulez, que l’on a été forcé d’endurer pour un plus grand bien. Vous ne me parlez plus de vôtre disciple ; en avez-vous des nouvelles ? le voilà plus couvert de gloire que jamais. J’oubliais de vous dire que les Cacouacs sont de l’auteur d’une mauvaise brochure intitulée : l’Observateur hollandais, qui, n’osant plus tourner le roi de Prusse en ridicule depuis ses victoires, s’est jeté sur l’Encyclopédie. Envoyez-moi, je vous prie, par M. de Malesherbes ou autrement, la profession de foi de vos ministres. J’ai proposé à M. de Cubières de leur en faire signer une fort courte : Je reconnais que Jésus-Christ est Dieu, égal et consubstantiel à son père. Ils ne signeront pas cela, me dit M. de Cubières. Si cela est, lui répondis-je, j’ai eu raison ; car vous savez que le consubstantiel est le grand mot, l’homoousios du concile de Nicée, à la place duquel les ariens voulaient l’homoiousios. Ils étaient hérétiques pour ne s’écarter de la foi que d’un iota. O miseras hominum mentes ! Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.